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Page:Zola - La Faute de l'abbé Mouret.djvu/52

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LES ROUGON-MACQUART.

faire plaisir… Seulement, je vous préviens que je suis très-fort. Il y a là-haut, dans une chambre, quelques milliers de volumes sauvés de l’incendie du Paradou, tous les philosophes du dix-huitième siècle, un tas de bouquins sur la religion. J’en ai appris de belles, là dedans. Depuis vingt ans, je lis ça… Ah ! dame, vous trouverez à qui parler, monsieur le curé.

Il s’était levé. D’un long geste, il montra l’horizon entier, la terre, le ciel, en répétant solennellement :

— Il n’y a rien, rien, rien… Quand on soufflera sur le soleil, ça sera fini.

Le docteur Pascal avait donné un léger coup de coude à l’abbé Mouret. Il clignait les yeux, étudiant curieusement le vieillard, approuvant de la tête pour le pousser à parler.

— Alors, père Jeanbernat, vous êtes un matérialiste ? demanda-t-il.

— Eh ! je ne suis qu’un pauvre homme, répondit le vieux en rallumant sa pipe. Quand le comte de Corbière, dont j’étais le frère de lait, est mort d’une chute de cheval, les enfants m’ont envoyé garder ce parc de la Belle-au-Bois-dormant, pour se débarrasser de moi. J’avais soixante ans, je me croyais fini. Mais la mort m’a oublié. Et j’ai dû m’arranger un trou… Voyez-vous, lorsqu’on vit tout seul, on finit par voir les choses d’une drôle de façon. Les arbres ne sont plus des arbres, la terre prend des airs de personne vivante, les pierres vous racontent des histoires. Des bêtises, enfin. Je sais des secrets qui vous renverseraient. Puis, que voulez-vous qu’on fasse, dans ce diable de désert ? J’ai lu les bouquins, ça m’a plus amusé que la chasse… Le comte, qui sacrait comme un païen, m’avait toujours répété : « Jeanbernat, mon garçon, je compte bien te retrouver en enfer, pour que tu me serves là-bas comme tu m’auras servi là-haut. »

Il fit de nouveau son large geste autour de l’horizon, en reprenant :