Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/120

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rencontre le frappa, l’emplit d’un soupçon, au point qu’il s’arrêta lui aussi, résolu à l’observer. Il ne pouvait croire qu’il allait le voir entrer, s’asseoir à une des petites tables, sous la gaieté tiède des lampes, lui d’aspect si misérable, avec ce morceau de pain qui faisait bosse sous le vieux veston en loques. Un instant, il attendit. Puis, il le vit simplement qui s’éloignait d’un pas brisé, ralenti, comme si le café, presque vide, ne lui eût pas convenu. Que cherchait-il donc, où courait-il, depuis le matin, dans cette chasse solitaire et sauvage, lancé de la sorte au travers du Paris de la richesse et de la joie, avec sa faim qui lui battait les talons ? Il ne se traînait plus que difficilement, il paraissait à bout de volonté et d’énergie. L’air vaincu, il s’approcha d’un kiosque, s’adossa un moment. Et il se redressa, et il marcha encore, cherchant toujours.

Alors, un incident se produisit qui acheva d’émotionner Pierre. Un homme grand et fort, débouchant de la rue Caumartin, venait d’apercevoir et d’aborder Salvat. Et le prêtre, après une hésitation, reconnut son frère Guillaume, au moment où il serrait sans honte la main de l’ouvrier. C’était bien lui, avec ses épais cheveux taillés en brosse, d’une blancheur de neige, malgré ses quarante-sept ans à peine. Il avait gardé ses grosses moustaches très brunes, sans un fil d’argent, ce qui donnait toute une vie énergique à sa grande face, au front haut, en forme de tour. Il tenait de son père ce front de logique et de raison inexpugnables, que Pierre avait lui aussi. Mais le bas du visage de l’aîné était plus solide, le nez plus fort, le menton carré, la bouche large, au dessin ferme. Une cicatrice pâle, une blessure ancienne balafrait la tempe gauche. Et cette physionomie très grave, rude et fermée, au premier aspect, s’éclairait d’une mâle bonté, lorsqu’un sourire découvrait les dents, restées très blanches.