Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/14

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

religion de la mort ? Le jour où l’idée de charité croulerait, le christianisme croulerait avec elle, car il était bâti sur la charité divine corrigeant l’injustice fatale, ouvrant les récompenses futures à qui aurait souffert en cette vie. Et elle croulait, les pauvres n’y croyaient plus, se fâchaient devant ce paradis menteur dont la promesse avait si longtemps entretenu leur patience, exigeaient qu’on ne les renvoyât pas au lendemain du tombeau, pour le règlement de leur part de bonheur. Un cri de justice montait de toutes les lèvres, la justice sur cette terre, la justice pour ceux qui ont faim, que l’aumône est lasse de secourir depuis dix-huit siècles d’Évangile, et qui n’ont toujours pas de pain à manger.

Lorsque, les coudes sur la table de l’autel, Pierre eut vidé le calice, après y avoir brisé l’hostie, il se sentit tomber à une détresse plus grande. Ainsi donc, c’était une troisième expérience qui commençait pour lui, ce combat suprême de la justice contre la charité, où allaient se débattre son cœur et sa raison, dans ce grand Paris, si voilé de cendre, si plein d’un terrible inconnu ? Le besoin du divin luttait encore en lui contre l’intelligence dominatrice. Comment contenterait-on jamais, chez les foules, la soif du mystère ? En dehors de l’élite, la science suffirait-elle pour apaiser le désir, bercer la souffrance, rassasier le rêve ? Et qu’allait-il devenir lui-même, dans la banqueroute de cette charité qui, seule, depuis trois ans, le tenait debout, en occupant toutes ses heures, en lui donnant l’illusion de se dévouer, d’être utile aux autres ? D’un coup, la terre manquait sous ses pieds, il n’entendait plus que le cri du peuple, du grand muet, demandant justice, grondant et menaçant de reprendre sa part, qu’on détenait par la force et la ruse. Plus rien ne pouvait retarder la catastrophe inévitable, la guerre fratricide des classes qui emporterait le vieux monde, condamné à disparaître sous l’amas de ses crimes.