Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/207

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et, dans la rue, comme Pierre s’oubliait avec les deux jeunes gens, jusqu’à les accompagner à Montmartre, pris pour eux d’une sympathie grandissante, Antoine, qui marchait près de lui, s’abandonna, parla de son rêve d’art, gagné sans doute lui aussi par des affinités secrètes de tendresse et de dévouement.

— La couleur, certes, est une puissance, un charme souverain, et l’on peut dire que, sans elle, il n’y a pas d’évocation complète. Pourtant, c’est singulier, elle ne m’est pas indispensable. Il me semble que je puis, avec le noir et le blanc, recréer la vie aussi intense, aussi définitive ; et je m’imagine même que je le ferai d’une façon plus sévère, plus essentielle, en dehors de la duperie fugitive, de la caresse trompeuse des tons… Mais quelle tâche ! Voyez ce grand Paris que nous traversons. Je voudrais en fixer l’heure actuelle en quelques scènes, en quelques types, qui puissent rester comme d’immortels témoignages. Et cela, très exactement, très naïvement, car l’accent d’éternité n’est que dans la simple candeur de l’artiste, très humble et très croyant devant la nature toujours belle. J’ai déjà quelques figures, je vous les montrerai… Ah ! si j’osais attaquer le bois directement avec le burin, sans me refroidir à le dessiner d’abord ! Je n’indique d’ailleurs au crayon que l’ébauche, le burin peut ensuite avoir des trouvailles, des énergies et des finesses inattendues. Et c’est ce qui fait que le dessinateur et le graveur en moi ne font qu’un, à ce point que, seul, je puis exécuter mes bois, dont les dessins gravés par un autre seraient sans vie… La vie, elle naît aussi bien des doigts que du cerveau, lorsqu’on est un créateur d’êtres.

Puis, quand ils furent tous les trois au bas de Montmartre, et que Pierre parla de prendre le tramway, pour rentrer à Neuilly, Antoine, enfiévré de passion, lui demanda s’il connaissait le sculpteur Jahan, qui avait là-