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Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/227

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ignorait tout encore. Et, depuis un mois, il vivait au hasard, sans savoir ni où ni comment, couchant souvent dehors, ne mangeant pas tous les jours. Un soir, le petit Victor Mathis lui avait donné cent sous. D’autres camarades l’aidaient, le gardaient une nuit, le faisaient filer, au moindre péril. Toute une complicité tacite l’avait, jusque-là, sauvé de la police. Fuir à l’étranger ? Il en avait bien eu l’idée un instant ; mais son signalement devait être partout, on le guettait à la frontière, n’était-ce pas hâter son arrestation ? Paris, c’était l’océan, nulle part il ne courait moins de risques. D’ailleurs, il n’avait plus ni la volonté, ni l’énergie de fuir, fataliste à sa manière, ne trouvant pas la force de quitter le pavé parisien, attendant qu’on l’y arrêtât, à l’état dernier d’épave sociale, désemparé, roulé parmi la foule dans le rêve éveillé qui l’emportait.

— Et votre fille, votre petite Céline, demanda Guillaume, vous êtes-vous risqué à retourner la voir ?

Salvat eut un geste vague.

— Non, que voulez-vous ? Elle est avec maman Théodore. Des femmes, ça se trouve toujours. Et puis, quoi ? je suis fini, je ne puis plus rien pour personne. C’est comme si j’étais déjà mort.

Des larmes pourtant montaient à ses yeux.

— Ah ! la pauvre petite ! Je l’ai embrassée de tout mon cœur avant de partir. Sans elle et sans la femme que je voyais crever de faim, peut-être que je n’aurais jamais eu l’idée de la chose.

Puis, il dit simplement qu’il était prêt à mourir. S’il avait fini par poser sa bombe chez le banquier Duvillard, c’était qu’il le connaissait bien, qu’il le savait le plus riche de ces bourgeois, dont les pères, à la Révolution, avaient dupé le peuple, en prenant pour eux tout le pouvoir et tout l’argent, qu’ils s’entêtaient, aujourd’hui, à garder, sans même vouloir en rendre les miettes. La