Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/230

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historiquement à son heure, ce rêve du paradis chrétien, ouvrant l’autre vie, avec ses compensations. Aujourd’hui que dix-huit siècles ont épuisé cet espoir, que la longue expérience est faite, l’éternel esclave dupé, l’ouvrier fait le nouveau rêve de remettre le bonheur sur cette terre, puisque la science lui prouve chaque jour davantage que le bonheur dans l’au-delà est un mensonge. Que ce soit une illusion encore, mais qu’elle soit renouvelée, rajeunie et vivace, dans le sens de la vérité conquise ! Il n’y a là que l’éternelle lutte du pauvre et du riche, l’éternelle question de plus de justice et de moins de souffrance. Et la conjuration des misérables est la même, la même affiliation, la même exaltation mystique, la même folie de l’exemple à donner et du sang à répandre.

— Mais, dit enfin Pierre, tu ne peux être avec ces bandits, ces assassins dont la violence sauvage me fait horreur. Hier, je t’ai laissé parler, tu rêvais un peuple si grand, si heureux, cette anarchie idéale, où chaque être serait libre dans la liberté de tous les êtres. Seulement, quelle abomination, quel soulèvement de la raison et du cœur, lorsque de la théorie on descend à la propagande, à la mise en pratique ! Si tu es le cerveau qui pense, quelle est donc l’exécrable main qui agit, pour qu’elle tue ainsi les enfants, qu’elle enfonce les portes et qu’elle vide les tiroirs ? Est-ce que tu acceptes cette responsabilité, est-ce que l’homme que tu es, ton éducation, ta culture, tout l’atavisme social que tu as derrière toi, ne se révolte pas, à l’idée de voler, de tuer ?

Guillaume s’arrêta net, frémissant, devant son frère.

— Voler, tuer, non ! non ! je ne veux pas ! Mais il faut tout dire, bien établir l’histoire de l’heure mauvaise que nous traversons. C’est une démence qui souffle, et la vérité est qu’on a fait le nécessaire pour la provoquer. Aux premiers actes, encore innocents, des anarchistes, la répression a été si dure, la police a si rudement mal-