Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/231

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mené les quelques pauvres diables tombés dans ses mains, que toute une colère a monté peu à peu, pour aboutir aux horribles représailles. Songe donc aux pères battus, jetés en prison, aux mères et aux enfants crevant de faim sur le pavé, aux vengeurs affolés que laisse derrière lui chaque anarchiste mourant sur l’échafaud. La terreur bourgeoise a fait la sauvagerie anarchiste. Et puis, tiens ! un Salvat, sais-tu de ce dont est fait son crime ? De nos siècles d’impudence et d’iniquité, de tout ce que les peuples ont souffert, de tous les chancres actuels qui nous rongent, l’impatience de jouir, le mépris du faible, le monstrueux spectacle que présente notre société en décomposition.

Il s’était remis à marcher lentement, il continua, comme s’il eût réfléchi à voix haute.

— Ah ! pour en venir où j’en suis, que de réflexions, que de combats ! Je n’étais qu’un positiviste, moi, un savant tout à l’observation et à l’expérience, n’acceptant rien en dehors du fait constaté. Scientifiquement, socialement, j’admettais l’évolution simple et lente, enfantant l’humanité comme l’être humain lui-même est enfanté. Et c’est alors que, dans l’histoire du globe, puis dans celle des sociétés, il m’a fallu faire la place du volcan, le brusque cataclysme, la brusque éruption, qui a marqué chaque phase géologique, chaque période historique. On en arrive ainsi à constater que jamais un pas n’a été fait, un progrès accompli, sans l’aide d’épouvantables catastrophes. Toute marche en avant a sacrifié des milliards d’existences. Notre étroite justice se révolte, nous traitons la nature d’atroce mère, mais si nous n’excusons pas le volcan, il faut pourtant bien le subir en savants prévenus, lorsqu’il éclate… Et puis, ah ! et puis, je suis peut-être un rêveur comme les autres, j’ai mes idées.

Et, d’un grand geste, il avoua le rêveur social qu’il était, à côté du savant scrupuleux, très méthodique,