Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/285

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Quand Rosemonde eut compris, elle se mit simplement à rire.

— Non, non, je suis une curieuse, mais je ne vais pas encore jusque-là.

— Vous irez bien un jour, il faut tout connaître.

— Mon Dieu ! oui, qui sait ?

Soudain, le bruit cessa, chacun reprit sa place, et il ne resta que le pouls ardent de la salle battant de fièvre. Legras venait de paraître sur l’estrade. C’était un gros garçon blême, en veston de velours, la face ronde, soigneusement rasée, avec l’œil dur, le coup de mâchoire du mâle, qui se fait adorer des femmes en les terrorisant. Il ne manquait point de talent, chantait juste, avait une voix cuivrée d’une pénétration, d’une puissance pathétique extraordinaire. Et son répertoire, ses Fleurs du pavé, achevait d’expliquer son succès, des chansons où l’ordure et la souffrance d’en bas, toute l’abominable plaie de l’enfer social hurlait et crachait son mal en mots immondes, de sang et de feu.

Le piano préluda, Legras chanta la Chemise, l’horrible chose qui faisait accourir Paris. À coups de fouet, le dernier linge de la fille pauvre, de la chair à prostitution, y était lacéré, arraché. Toute la luxure de la rue s’y étalait dans sa saleté et son âcreté de poison. Et le crime bourgeois clamait, derrière ce corps de la femme traîné dans la boue, jeté à la fosse commune, meurtri, violé, sans un voile. Mais, plus encore que les paroles, la brûlante injure était dans la façon dont Legras jetait ça au visage des riches, des heureux, des belles dames qui venaient s’entasser pour l’entendre. Sous le plafond bas, au milieu de la fumée des pipes, dans l’aveuglante fournaise du gaz, il lançait les vers à coups de gueule comme des crachats, toute une rafale de furieux mépris. Et, quand il eut fini, ce fut du délire, les belles bourgeoises ne s’essuyaient même pas de tant d’affronts, elles applaudissaient fréné-