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Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/33

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comme rabatteur, et qui était en fuite. Très calme, le baron reprenait les phrases, pesait chaque mot ; et, bien qu’il fût seul, il haussa les épaules, en parlant à voix haute, dans la tranquille certitude d’un homme qui est couvert, trop puissant pour être inquiété.

— L’imbécile ! il en sait encore moins qu’il n’en dit !

Mais, justement, un premier convive arrivait, un garçon de trente-quatre ans à peine, mis élégamment, joli homme brun, aux yeux rieurs, au nez fin, la barbe et les cheveux frisés, avec quelque chose d’étourdi, d’envolé dans l’allure, l’air d’un oiseau. Ce matin-là, par exception, il paraissait nerveux, inquiet, le sourire effaré.

— Ah ! c’est vous, Dutheil, dit le baron en se levant. Vous avez lu ?

Et il lui montra la Voix du Peuple, qu’il repliait, pour la remettre dans sa poche.

— Mais oui, j’ai lu. C’est insensé !… Comment Sanier a-t-il pu avoir la liste des noms ? Il y a donc eu quelque traître ?

Le baron le regardait paisiblement, amusé de son angoisse secrète. Fils d’un notaire d’Angoulême, presque pauvre et très honnête, envoyé par cette ville à Paris comme député, fort jeune encore, grâce au bon renom de son père, il y faisait la fête, il avait repris sa vie de paresse et de plaisir d’autrefois, quand il y était étudiant ; mais son aimable garçonnière de la rue de Surène, ses succès de joli homme dans le tourbillon de femmes où il vivait, lui coûtaient gros ; et, gaiement, sans le moindre sens moral, il avait glissé déjà à tous les compromis, à toutes les déchéances, en homme léger et supérieur, en charmant garçon inconscient qui ne donnait aucune importance à ces sortes de vétilles.

— Bah ! dit enfin le baron, Sanier l’a-t-il seulement, la liste ? J’en doute, car il n’y a pas eu de liste, Hunter