Aller au contenu

Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/395

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Il n’est point mauvais, conclut Thomas, mais il désire se faire respecter, dans la terrible lutte de concurrence qu’il soutient. Il dit qu’à notre époque, lorsque le capital et le salariat menacent de s’exterminer l’un l’autre, le salariat doit encore s’estimer heureux, s’il veut continuer à manger, que le capital tombe entre des mains actives et sages… Et, s’il condamne Salvat sans pitié, c’est qu’il croit à la nécessité d’un exemple.

Ce jour-là, en sortant de l’usine, dans ce quartier de la rue Marcadet, qui est comme une ruche bourdonnante de travail, le jeune homme avait fait une navrante rencontre. Madame Théodore et la petite Céline s’en allaient, après avoir essuyé un refus de la part de Toussaint, qui n’avait même pu leur donner dix sous. Depuis l’arrestation de Salvat, la femme et l’enfant, abandonnées, suspectées, chassées de leur misérable logement, ne mangeaient plus, vivaient errantes, au hasard de l’aumône. Jamais détresse pareille ne s’était abattue sur de pauvres êtres sans défense.

— Père, je leur ai dit de monter jusqu’ici. J’ai pensé qu’on pourrait payer un mois à leur propriétaire, pour qu’elles rentrent chez elles… Tiens ! les voici sans doute.

Guillaume avait écouté en frémissant, fâché contre lui-même de n’avoir pas songé à ces deux tristes créatures. C’était l’abominable, l’éternelle histoire : l’homme disparu, la femme et l’enfant au pavé, à la faim. La justice qui frappe l’homme, atteint derrière et tue les innocents.

Très humble et craintive, madame Théodore entra, de son air effaré de malchanceuse que la vie ne se lassait pas d’accabler. Elle devenait presque aveugle, la petite Céline devait la conduire. Et celle-ci, dans sa robe en loques, avait toujours sa mince figure blonde, intelligente