vois bien depuis quelques jours. Mais tu es le maître de ta souffrance, car la lutte n’est qu’en toi, tu peux te vaincre, tandis qu’on ne peut vaincre le monde, lorsque c’est de lui qu’on souffre, et de ses méchancetés, et de ses injustices !… Va, va, sois brave, agis selon ta raison, même dans les larmes, et tu seras calmé.
Cette nuit-là, lorsque Pierre se retrouva seul dans sa maison de Neuilly, où ne revenaient plus que les ombres de son père et de sa mère, un suprême combat le tint longtemps éveillé. Jamais encore il n’avait senti à ce point le dégoût de son mensonge, cette prêtrise qui était devenue pour lui un vain geste, cette soutane qu’il s’était résigné à porter comme un déguisement. Peut-être tout ce qu’il venait de voir et d’entendre chez son frère, la misère sociale des uns, l’inutile et folle agitation des autres, le besoin d’une humanité meilleure s’obstinant au milieu des contradictions et des défaillances, lui avait-il fait sentir plus profondément la nécessité d’une vie loyale, vécue normalement au plein jour. Maintenant, il ne pouvait songer au long rêve qu’il avait fait, cette vie farouche et solitaire du saint prêtre qu’il n’était pas, sans être pris d’un frisson de honte, la conscience trouble, agité du malaise d’avoir si longtemps menti. Et c’était chose décidée, il ne mentirait pas davantage même par charité, pour donner aux autres la divine illusion. Mais quel arrachement que d’ôter cette soutane qu’il croyait sentir collée à sa peau, et quelle détresse à se dire que, s’il l’arrachait quand même, il resterait décharné, blessé, infirme, sans jamais pouvoir redevenir pareil aux autres hommes !
Pendant cette nuit terrible, ce fut là de nouveau son débat, sa torture. La vie voudrait-elle de lui encore, n’avait-il pas été marqué pour rester éternellement à part ? Il croyait sentir son serment dans sa chair, tel qu’un fer rouge. Se vêtir comme les hommes, à quoi bon ?