Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/414

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Et il lui rappela leur vie, là-bas, dans le quartier de Charonne, lorsqu’ils ramassaient ensemble les petits tombés à la rue, lorsqu’ils secouraient les parents au fond des bouges, tout cet effort admirable qui avait abouti, pour lui, au blâme de ses supérieurs, à une sorte d’exil loin de ses pauvres, sous la menace de peines plus sévères, s’il recommençait à compromettre la religion par des aumônes aveugles, sans raison ni but. Maintenant, surveillé, soupçonné, n’était-il pas comme submergé par la misère toujours montante, sachant qu’il ne donnerait jamais assez, même s’il disposait de millions, ne faisant que prolonger l’agonie du pauvre, qui, s’il mangeait aujourd’hui, ne mangerait plus demain ? Il était impuissant, la plaie qu’il croyait panser se rouvrait au même instant de toutes parts, le corps social entier allait être envahi et emporté par cet ulcère. Et le vieux prêtre, frissonnant, qui l’écoutait en hochant sa tête blanche, finit par murmurer :

— Qu’importe ? qu’importe ? Mon enfant, il faut donner, donner toujours, donner quand même. Il n’y a pas d’autre joie… Si les dogmes vous gênent, restez-en à l’Évangile, n’en gardez que le salut par la charité.

Alors, Pierre se révolta, oubliant qu’il parlait à ce simple d’esprit, qui n’était que tendresse, incapable de le suivre.

— L’expérience est faite, le salut humain n’est pas possible par la charité, il ne saurait être désormais que par la justice. C’est le cri, peu à peu souverain, qui monte de tous les peuples… Voici près de deux mille ans que l’Évangile avorte. Jésus n’a rien racheté, la souffrance de l’humanité est restée aussi grande, aussi injuste. Et l’Évangile n’est plus qu’un code aboli dont les sociétés ne sauraient rien tirer que de trouble et de nuisible… Il faut s’en affranchir.

C’était là sa conviction définitive. Quelle étrange erreur de choisir comme législateur social Jésus qui vivait au