Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/465

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plus le souffle, s’il la perdait. Un désir fou, mêlé de colère, avait flambé en lui, et il la voulait, sa torture s’exaspérait, à l’idée que quelqu’un était venu la lui prendre.

Seul dans sa chambre, une nuit surtout, il se martyrisa. Pour ne pas éveiller la maison, il étouffait sa peine au fond de son oreiller. Rien n’était plus simple, d’ailleurs : puisque Marie s’était donnée, il la garderait. Il avait sa parole, il la forcerait à la tenir, voilà tout. Au moins, il l’aurait, à lui seul, sans qu’un autre puisse songer à la lui voler. Et, tout d’un coup, l’image de cet autre surgissait, son frère, l’oublié qu’il avait obligé lui-même, par tendresse, à être de la famille. Mais la souffrance était trop vive, il l’aurait chassé, ce frère, il se sentait pris contre lui d’une rage, dont l’atrocité achevait de le rendre fou. Son frère, son petit frère ! c’était donc fini de l’aimer, ils allaient s’empoisonner de haine et de violence ? Pendant des heures, il délira, il chercha comment supprimer Pierre, pour que ce qui était advenu ne fût pas. Par moments, il se ressaisissait, il s’étonnait d’une telle tempête, dans sa haute raison de savant, dans sa vieille expérience sereine de travailleur. C’était qu’elle soufflait ailleurs en lui, dans l’âme d’enfant qu’il avait gardée, le coin de tendresse et de songe qui subsistait, à côté de l’impitoyable logique, de l’unique croyance aux phénomènes. Son génie même était fait de cette dualité, le chimiste se doublait ainsi d’un rêveur social, affamé de justice, capable de vastes amours. Et la passion l’emportait, il pleurait Marie, comme il aurait pleuré l’écroulement de son rêve, la guerre tuée par la guerre, ce salut de l’humanité auquel il travaillait depuis dix ans.

Puis, dans sa lassitude, une décision le calma. La honte lui venait, de se désespérer de la sorte, sans cause certaine. Il voulait savoir, il questionnerait la jeune fille, elle était assez loyale pour lui répondre franchement.