Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/494

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dégoût. Peu à peu, l’ennui de l’attente avait transformé en consommateurs tous les curieux du balcon et de la salle voisine. Le garçon ne suffisait plus à servir des bocks, des fins vins, des biscuits, même des viandes froides. Il n’y avait là pourtant que des spectateurs bourgeois, des messieurs riches, le public élégant. Mais il faut bien tuer les heures, lorsqu’elles sont longues ; et les rires montaient, les plaisanteries faciles et atroces, tout un vacarme fiévreux, exaspéré, dans la fumée des cigares. En bas, quand les deux frères traversèrent la salle du rez-de-chaussée, ils y trouvèrent le même écrasement, le même tumulte braillard, aggravé par la tenue des grands gaillards en blouse qui buvaient du vin au litre, sur le comptoir d’étain luisant comme de l’argent. Les petites tables aussi étaient occupées, la salle regorgeait d’un va-et-vient continu du menu peuple qui entrait désaltérer son impatience. Et quel peuple ! toute l’écume, tout le vagabondage, tout ce qui traînait dès l’aube, en quête du hasard, hors du travail !

Puis, dehors, sur le pavé, Guillaume et Pierre souffrirent davantage. Dans la cohue, que maintenaient les gardes, il n’y avait plus que la boue remuée des bas-fonds, la prostitution et le crime, les meurtriers de demain qui venaient voir comment il fallait mourir. D’immondes filles en cheveux se mêlaient à des bandes de rôdeurs, courant au travers de la foule, hurlant des refrains obscènes. D’autres bandits, en groupe, causaient, se querellaient sur la façon glorieuse dont les guillotinés célèbres étaient morts ; et il y en avait un sur lequel tous s’entendaient, parlant de lui ainsi que d’un grand capitaine, d’un héros au grand courage immortel. C’étaient des bouts de phrase effroyables surpris au passage, des détails sur la guillotine, d’ignobles fanfaronnades, des saletés ruisselantes de sang. Et, sur tout cela, une fièvre bestiale, un rut de la mort qui faisait délirer ce peuple,