Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/568

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monde de jouisseurs, lui était apparu sans haute signification, comme entaché d’une basse jalousie de convoitise. Ensuite, il avait songé à la Bourse : là, il frappait l’argent qui corrompt, la société capitaliste sous laquelle râle le salariat ; seulement, n’était-ce pas encore bien restreint, bien spécial ? L’idée du Palais de Justice, de la salle des Assises surtout, l’avait aussi hanté. Quelle tentation de faire justice de notre justice humaine, de balayer le coupable avec les témoins, avec le procureur général qui le charge, l’avocat qui le défend, les magistrats qui le jugent, le public badaud qui vient là comme à un roman-feuilleton ! et quelle farouche ironie que cette justice supérieure et sommaire du volcan avalant tout, sans s’arrêter au détail ! Mais le projet qu’il avait longtemps caressé, c’était de faire sauter l’Arc de Triomphe. Là était pour lui le monument exécrable qui perpétuait la guerre, la haine entre les peuples, la fausse gloire, si chèrement payée et si sanglante, des grands conquérants. Il fallait le tuer, ce colosse, élevé à d’affreuses tueries, qui avaient coûté inutilement tant d’existences. Et, s’il avait pu l’engloutir dans le sol, il aurait eu cette grandeur héroïque de ne causer aucune autre mort que la sienne, de mourir seul, foudroyé, écrasé sous le géant de pierre. Quel tombeau, et quel souvenir à léguer au monde !

— Les approches étaient impossibles, continua-t-il. Ni sous-sol, ni cave, j’ai dû renoncer au projet… Et puis, je veux bien mourir seul. Mais quelle leçon plus exécrable et plus haute, dans l’injuste mort d’une foule innocente, de milliers d’inconnus, du flot qui passe ! De même que nos sociétés humaines, par l’injustice, par la misère, par l’implacable dureté de leurs rouages, font tant d’innocentes victimes, il faut qu’un attentat passe comme le tonnerre, supprimant des vies, au hasard de sa route, en son impassible destruction. C’est le pied d’un homme au milieu d’une fourmilière.