Page:Zola - Les Trois Villes - Rome, 1896.djvu/535

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Il nommait ainsi Benedetta, par habitude, oubliant qu’elle n’était plus sa femme.

— On vient de me le dire en effet, répondit Pierre.

Un moment, il hésita, avant d’ajouter, cédant au besoin de prévenir toute surprise fâcheuse :

— Sans doute nous verrons aussi le prince Dario, car il n’est pas parti pour Naples, comme je vous le disais. Un empêchement, à la dernière minute, je crois.

Prada ne riait plus. Il se contenta de murmurer, la face brusquement sérieuse :

— Ah ! le cousin en est ! Eh bien ! nous les verrons, nous les verrons tous les deux !

Et il se tut, comme envahi d’un flot de pensées graves qui le forçaient à la réflexion, pendant que les deux amis continuaient de causer. Puis, il eut un geste d’excuse, il s’enfonça davantage dans l’embrasure, tira d’une poche un calepin, en déchira une feuille, sur laquelle, en grossissant seulement un peu les caractères, il écrivit au crayon ces quatre lignes : « Une légende assure que le figuier de Judas repousse à Frascati, mortel pour quiconque veut un jour être pape. Ne mangez pas les figues empoisonnées, ne les donnez ni à vos gens ni à vos poules ». Et il plia la feuille, la cacheta avec un timbre-poste, mit l’adresse : « Son Éminence Révérendissime et Illustrissime le cardinal Boccanera ». Quand il eut replacé le tout dans sa poche, il respira largement, il retrouva son rire.

C’était comme un malaise invincible, une lointaine terreur qui l’avait glacé. Sans qu’un raisonnement net se formulât en lui, il venait de sentir le besoin de s’assurer contre la tentation d’une lâcheté, d’une abomination possible. Et il n’aurait pu dire la relation des idées qui l’avait amené à écrire les quatre lignes, tout de suite, à l’endroit même où il se trouvait, sous peine du plus grand des malheurs. Il n’avait qu’une pensée bien arrêtée : il irait jeter le billet, en sortant du bal, dans la boîte du palais Boccanera. Maintenant, il était tranquille.