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LETTRE À FERRAGUS




Le signataire de la lettre qu’on va lire est un de nos anciens collaborateurs très connu des lecteurs du Figaro. Il était en outre momentanément désigné dans les attaques qu’il repousse. Cette lettre avait donc doublement droit à l’hospitalité du Figaro, quelque vifs que soient les termes dans lesquels elle est conçue. Notre collaborateur Ferragus a d’ailleurs bec et ongles pour défendre ses théories, et il le prouvera mercredi prochain.

Le secrétaire de la rédaction :
Alexandre Duvernois.

Vous êtes chef des Dévorants, monsieur, et vous m’avez dévoré en toute conscience ! Je vous jure que j’aurais eu la bonté d’âme de me laisser manger sans me plaindre, si vous vous étiez contenté du misérable morceau que je pouvais offrir personnellement à votre furieux appétit. Mais vous attaquez toutes mes croyances, vous mordez MM. de Goncourt que j’aime et que j’admire, vous écrivez un réquisitoire contre une école littéraire qui a produit des œuvres vivantes et fortes. J’ai droit de réponse, n’est-ce pas ? non pour me défendre, moi chétif, mais pour défendre la cause de la vérité.

C’est entendu, je me mets à part, je ne me rappelle plus même que je suis l’auteur de Thérèse Raquin. Vous avez parlé de charnier, de pus, de choléra ; je vais parler à mon tour des réalités humaines, des enseignements terribles de la vie.

Je vous avoue, monsieur, que je vous aurais répondu tout de suite, si je n’avais éprouvé un scrupule bête. J’aime à savoir à qui je m’adresse, votre masque me gêne. J’ai peur de vous dire des choses désagréables sans le vouloir. Oh ! je me suis creusé la tête, j’ai épelé votre article, fouillant chaque mot, cherchant une personnalité connue au fond de vos phrases. Je déclare humblement que mes recherches ont été vaines. Votre style a un débraillé violent qui m’a dérouté. Quant à vos opinions, elles sont dans une moyenne honnête ne portant pas de signature individuelle.

On m’a bien cité quelques noms ; mais vraiment, monsieur, si vous êtes un de ceux que l’on m’a nommés, il est à croire que le masque vous a donné le langage bruyant et lâché de nos bals publics. Quand on a le visage couvert, on peut se permettre l’engueulement classique, surtout en un temps de carnaval. Je me plais à penser que, dans un salon, vous dévorez les gens avec plus de douceur.

Donc, monsieur, je n’ai pu vous reconnaître. J’essaie de répondre posément et sagement à un inconnu déguisé en Matamore qui, en se rendant un samedi à l’Opéra a rencontré un groupe de littérateurs, et qui a voulu les effrayer en faisant la grosse voix.