Page:Zola - Lettre à la France, 1898.djvu/11

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et celle du bordereau. Prenez dans la rue le petit enfant qui passe, faites-le monter, posez devant lui les deux pièces, et il répondra : « C’est le même monsieur qui a écrit les deux pages ». Il n’y a pas besoin d’experts, n’importe qui suffit, la ressemblance de certains mots crève les yeux. Et cela est si vrai que le commandant a reconnu cette ressemblance effrayante, et que, pour l’expliquer, il a juré qu’on avait décalqué plusieurs de ses lettres, toute une histoire d’une complication laborieuse, parfaitement puérile d’ailleurs, dont la presse s’est occupée pendant des semaines. Et l’on vient nous dire qu’on a trouvé trois experts, pour déclarer encore que le bordereau est bien de la main de Dreyfus ! Ah non, c’est trop ! Tant d’aplomb devient maladroit, les honnêtes gens vont finir par se fâcher, j’espère.

Certains journaux poussent les choses jusqu’à dire que le bordereau sera écarté, qu’il n’en sera pas même question devant le tribunal. Alors, de quoi sera-t-il question, et pourquoi le tribunal siégera-t-il ? Tout le nœud de l’affaire est là : si Dreyfus a été condamné sur une pièce écrite par un autre et qui suffise à faire condamner cet autre, la révision s’impose avec une logique irrésistible, car il ne peut y avoir deux coupables condamnés pour le même crime. Me Demange l’a répété formellement, on ne lui a communiqué que le bordereau, Dreyfus n’a été légalement condamné que sur le bordereau ; et, en admettant même qu’au mépris de toute légalité, des pièces tenues secrètes existent, ce que personnellement je ne puis croire, qui oserait se refuser à la révision, lorsqu’il serait prouvé que le bordereau, la pièce seule connue, avouée, est de la main d’un autre ? Et c’est pourquoi on accumule tant de mensonges autour du bordereau, qui est en somme toute l’affaire.