Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/104

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et terrifiée, son enfance de martyr, son existence entière vouée à la douleur. Et il fallait encore que son père lui jetât l’horreur de sa mort violente et l’ironie de ses négations ! Tous ces faits lamentables tombant dans la douceur de cette nature nerveuse, en écrasaient les délicatesses, en épouvantaient les besoins d’affection et de paix. Guillaume étouffait au milieu de cet air lourd de malheur qu’il respirait depuis le berceau ; il se repliait sur lui-même, il devenait plus frissonnant, plus faible à mesure que les événements s’acharnaient à le frapper. Il finissait par se considérer comme une victime du sort, et il aurait acheté les tranquillités mornes de l’oubli au prix de n’importe quel abandon. Lorsqu’il se vit maître d’une fortune, lorsqu’il dut commencer à jouer son rôle d’homme, ses hésitations et ses craintes s’accrurent encore ; il ignorait le monde, il tremblait devant l’avenir en se demandant quelles nouvelles blessures l’attendaient. Pendant ses heures de rêveries, il sentait vaguement que ses façons d’être, les circonstances et le milieu dans lesquels il avait grandi, allaient forcément le pousser au fond de quelque trou, dès les premiers pas qu’il hasarderait.

Il s’estima très malheureux, et cela doubla son amour pour Madeleine. Il se remit à songer à elle avec une sorte de dévotion religieuse. Elle seule, pensait-il, savait ce qu’il valait et l’aimait selon ses mérites. S’il s’était mieux interrogé, il eût cependant trouvé en lui une peur secrète de cette liaison avec une femme dont il ignorait le passé ; il se serait dit que c’était encore là une des fatalités de sa vie, une des conséquences des faits qui le menaient. Peut-être même aurait-il reculé en se rappelant l’histoire de sa propre mère. Mais il avait un tel besoin d’être aimé qu’il se jetait en aveugle dans l’amour du seul être qui lui eût encore donné quelques mois de tendresse et de calme. Il écrivait chaque jour à Madeleine de longues lettres, se plaignant de son isolement, lui jurant que leur séparation cesserait bientôt. Un instant, il résolut d’aller de nouveau s’enfermer avec sa maîtresse dans le petit pavillon de la