Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/150

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avait accablé son ami de questions, sur la façon dont il s’était sauvé des flots, sur son long silence, sur ce qu’il comptait faire désormais. Il connaissait l’histoire de Jacques, et se la faisait répéter, avec de nouvelles expansions et de nouveaux étonnements.

Le journal que Guillaume avait lu, se trompait. Deux hommes sortirent vivants des débris du Prophète, le chirurgien et un matelot, qui eurent la bonne fortune de s’accrocher à une chaloupe qu’emportaient les vagues. Ils seraient morts de faim, si le vent ne les avait poussés à la côte. Là, ils furent jetés avec une telle violence sur des galets, que le matelot s’y écrasa net et que Jacques y resta évanoui, les côtes à demi rompues. Transporté dans une maison voisine, ce dernier demeura mourant près d’une année ; le médecin ignare qui le soignait, faillit le tuer plus de dix fois. Quand il fut guéri, au lieu de retourner en France, il continua son voyage et alla tranquillement en Cochinchine, où il reprit son service. Il écrivit une seule fois à son oncle ; l’enveloppe contenait une seconde lettre, adressée à Guillaume, que l’avocat de Véteuil devait porter à la Noiraude. Mais le digne homme était mort en laissant à son neveu une dizaine de mille francs de rente ; la correspondance de Jacques fut égarée, et jamais il n’eut le courage de reprendre la plume ; il avait pour l’encre et le papier l’horreur des gens d’action. Il n’oublia pas précisément son ami, il remit de jour en jour les quelques mots qu’il voulait lui adresser, puis finit par se dire, avec sa belle insouciance de bon vivant, qu’il serait toujours temps de lui donner des nouvelles quand il rentrerait en France. L’annonce de son héritage le laissa assez froid ; il était alors l’amant d’une femme indigène dont l’étrange beauté le charmait. Plus tard, cette femme le lassa. Dégoûté du service, il résolut alors de revenir manger ses rentes à Paris. Il était débarqué la veille à Brest. D’ailleurs, il comptait rester un seul jour à Véteuil ; il se rendait en toute hâte à Toulon où se mourait un de ses camarades de campagne, qu’un autre vaisseau venait de ramener