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Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/231

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personne de notre ancien monde. Je suis contente de savoir que tu es heureuse.

Elle s’était assise, elle geignait de sa voix rauque, bavardant avec une familiarité qui froissait toutes les délicatesses de Madeleine. Elle avait des gestes mous, se tassait dans ses haillons, enveloppait son ancienne amie de regards ternes où passaient des attendrissements d’ivrogne. Son accent canaille, qu’elle cherchait à rendre caressant, l’attitude cordiale de son corps amolli, en faisaient un spectacle infâme, insoutenable.

— Tu vois, continua-t-elle, moi je n’ai pas eu de bonheur… Je suis tombée malade à Paris, j’avais trop bu d’absinthe, paraît-il : ma tête me semblait vide, tout mon corps tremblait comme une feuille. Regarde mes mains, elles tremblent toujours… À l’hôpital j’ai eu peur des carabins ; je les entendais dire autour de moi que c’était fini, que je n’en avais pas pour longtemps dans le ventre. Alors j’ai demandé à m’en aller, et l’on m’a laissée partir. Je voulais revenir à Forgues, un petit village qui est à une lieue d’ici, et où mon père était charron. Un de mes anciens amants m’a payé ma place au chemin de fer…

Elle reprit haleine, elle ne pouvait plus parler que par phrases courtes.

— Imagine-toi, poursuivit-elle, que mon père était mort. Il avait fait de mauvaises affaires. Je trouvai à sa place un autre charron qui me jeta à la porte. Voilà bientôt six mois de cela. J’aurais bien désiré retourner à Paris, mais je n’avais plus un sou, mes vêtements ne tenaient plus sur moi… J’étais finie, comme ils disaient à l’hôpital. Les hommes ne m’auraient pas ramassée avec des pincettes. Alors je suis restée dans le pays. Les paysans ne sont pas méchants, ils me donnent à manger… Quelquefois, sur les routes, les gamins me poursuivent à coups de pierre.

Sa voix était devenue sombre. Madeleine, glacée, l’écoutait n’ayant plus le courage de la chasser. Vert-de-Gris finit par secouer la tête d’un air d’insouciance ; elle