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MADELEINE FÉRAT

malaise que lui causait cette pensée, il éprouvait un désir violent d’aller prendre Madeleine entre ses bras, de la serrer contre sa poitrine pour qu’elle oubliât cette maison, cette cour, ces bosquets, et ne songeât qu’à lui.

— Dînons vite, cria joyeusement la jeune femme… Eh ! Marie, cueillez un gros saladier de fraises… J’ai une faim !

Elle oubliait Guillaume. Elle regarda dans chaque bosquet cherchant le couvert. Quand elle aperçut la nappe :

— Ah ! non, par exemple ! dit-elle. Je ne m’assoirai pas sur ce banc-là. Je me rappelle qu’il est couvert de grands clous qui m’ont déchiré une robe… Mettez le couvert ici, Marie ?

Elle s’installa devant la nappe blanche sur laquelle la servante n’avait pas encore eu le temps de poser les assiettes. Alors elle se souvint de Guillaume, elle l’aperçut debout à quelques pas.

— Eh bien ! lui dit-elle, vous ne venez pas vous mettre à table ?… Vous vous tenez là comme un cierge.

Elle éclata de rire. L’orage qui montait, lui donnait une gaieté nerveuse. Elle avait des gestes secs, des paroles brèves. Le temps orageux, au contraire, accablait Guillaume, qui s’affaissait, les membres brisés, ne répondant que par monosyllabes. Le dîner dura plus d’une heure. Les jeunes gens étaient seuls dans la cour ; pendant la semaine, les restaurants de la banlieue restent vides. Madeleine parla tout le temps ; elle parla de son enfance, de son séjour dans un pensionnat des Ternes, racontant avec mille détails les ridicules des sous-maîtresses et les espiègleries des enfants ; elle fut intarissable sur ce sujet, trouvant toujours au fond de ses souvenirs quelque bonne histoire qui la faisait rire à l’avance. Elle racontait tout cela avec des mines enfantines, avec des filets de voix de petite fille. À plusieurs reprises, Guillaume essaya de l’attirer sur un passé moins lointain ; comme ces malheureux qui souffrent et qui sont toujours tentés de porter la main à leur blessure, il aurait voulu l’entendre parler de sa vie