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Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/277

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avaient éprouvées, et craignaient d’y venir éveiller l’amertume de leurs souvenirs, comme ils l’avaient déjà fait dans le pavillon voisin de la Noiraude. Aussi parurent-ils surpris et charmés de la gaieté du logis, que leur imagination fiévreuse s’était plu à revoir plus morne, plus désolé, à mesure qu’ils approchaient de Paris. Guillaume eut une seule angoisse : en entrant dans la chambre à coucher, il aperçut, pendu au mur, le portrait de Jacques que le concierge avait dû découvrir dans quelque coin. Il le décrocha vivement, le jeta au fond d’une armoire, avant que Madeleine ne l’eût rejoint.

D’ailleurs, les époux ne comptaient pas s’isoler dans la petite maison. Ces chambres closes, ce nid discret qu’ils avaient autrefois choisi, afin d’y bercer leurs amours naissantes, leur semblait maintenant trop étroit pour les contenir tous deux. Ils y auraient vécu dans un contact continuel, presque aux bras l’un de l’autre. Leur être se révoltait aujourd’hui à la vue de ces petits canapés où ils s’asseyaient jadis, heureux de se serrer. Ils venaient à Paris, avec l’intention bien arrêtée de ne jamais rester chez eux et de s’étourdir au-dehors ; ils désiraient se mêler aux foules, se sentir séparés le plus possible. Dès le lendemain de leur arrivée, ils se rendirent chez les de Rieu, dont l’hôtel était situé dans le voisinage, rue La Bruyère. Ils ne les trouvèrent pas. Le soir même, les de Rieu leur rendirent leur visite.

Le ménage à trois entra comme à son habitude, Hélène au bras de Tiburce, et le mari à leur suite. M. de Rieu paraissait souffrant ; depuis longtemps une maladie de foie le martyrisait ; mais son visage, jauni et crispé par le mal, gardait sa hauteur dédaigneuse, son ironique clignement de paupières. Tiburce, entièrement débarbouillé de sa crasse provinciale, avait l’air ennuyé et irrité d’un homme qui accomplit une corvée accablante ; sa face, aux lèvres minces, ne cherchait pas même à cacher une sorte de rage, un besoin secret de brutalité. Quant à Hélène, elle était tellement changée, que les époux ne purent, à sa vue,