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Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/81

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MADELEINE FÉRAT

de son premier amant dans la demeure de Guillaume. Et cette carte ressuscitait, et Jacques pénétrait malgré elle dans sa retraite ! Elle se leva, reprit l’album. Alors, derrière la photographie, elle lut cette dédicace : À mon vieux camarade, à mon frère Guillaume. Guillaume, le camarade, le frère de Jacques ! Madeleine, pâle comme une morte, ferma l’album et revint s’asseoir. Les yeux fixes, les mains pendantes, elle songea longtemps.

Elle se dit qu’elle devait être coupable de quelque grande faute, pour être punie si cruellement de ses six mois de bonheur. Elle s’était abandonnée entre les bras de deux hommes, et ces deux hommes s’aimaient d’une amitié fraternelle. Elle voyait une sorte d’inceste dans son double amour. Autrefois, au quartier latin, elle avait connu une fille que deux amis partageaient et qui passait tranquillement de la couche de l’un dans la couche de l’autre. Elle songea tout à coup à cette malheureuse, se disant avec dégoût qu’elle était aussi infâme qu’elle. Maintenant, elle le sentait bien, elle serait possédée par le fantôme de Jacques en se livrant à Guillaume ; elle goûterait peut-être un monstrueux plaisir dans les embrassements de ces amants qu’elle confondrait. Son avenir d’angoisse lui apparut si nettement alors, qu’elle eut l’idée de fuir, de disparaître à jamais.

Mais des lâchetés la retinrent. La veille encore, elle était si heureuse dans le milieu tiède et calme que lui faisait l’adoration de Guillaume. Ne pouvait-elle pas s’apaiser sous les caresses du jeune homme, oublier de nouveau, se croire digne et fidèle ? Puis elle se demanda s’il ne vaudrait pas mieux tout dire à son amant, lui confier son passé, s’en faire absoudre. La pensée d’une pareille confidence l’épouvanta. Comment oserait-elle avouer à Guillaume qu’elle était une ancienne maîtresse de son camarade, de son frère ? Il la repousserait, il la chasserait de son lit. Il n’accepterait jamais l’infamie d’un pareil partage. Elle raisonnait comme si Jacques l’eût possédée encore, tant elle le sentait vivant en elle,