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MADELEINE FÉRAT

chions des écrevisses sous les saules ; il me disait : « Guillaume, il n’y a qu’une bonne chose ici-bas, l’amitié. Aimons-nous bien, cela nous consolera plus tard. » Cher et pauvre mort, il n’est plus là, et je suis seul. Mais il vivra toujours en moi… Je n’ai plus que toi, Madeleine. J’ai perdu mon frère.

Il sanglota encore, il tendit de nouveau les bras à la jeune femme, dans un geste de suprême abandon.

Elle souffrait. La douleur, les regrets poignants de Guillaume lui causaient un singulier sentiment de rébellion ; elle ne pouvait entendre dans sa bouche l’éloge passionné de Jacques, sans être tentée de lui crier : « Tais-toi ! cet homme t’a pris ton bonheur, tu ne lui dois rien. » Il lui manquait cette dernière angoisse : être mise face à face avec son passé par celui-là même dont l’amour lui imposait l’oubli. Et elle n’osait lui fermer les lèvres, lui tout confesser, terrifiée par ce qu’elle apprenait, par ce lien puissant d’amitié et de reconnaissance qui avait uni ses deux amants. Elle écoutait le désespoir de Guillaume, comme elle eût écouté le bruit menaçant d’une vague qui aurait monté vers elle pour l’engloutir. Immobile, muette, elle gardait une étrange froideur. Elle ne trouvait en elle que de la colère. La mort de Jacques l’irritait. Elle avait d’abord éprouvé une sorte de déchirement sourd, puis elle s’était révoltée en voyant que cet homme ne pouvait mourir pour elle. De quel droit, puisqu’il était mort, venait-il troubler sa paix ?

Guillaume lui tendait toujours les bras, en répétant :

— Ma pauvre Madeleine, console-moi… Je n’ai plus que toi en ce monde.

Le consoler de la mort de Jacques ! cela lui paraissait ridicule et cruel. Elle fut obligée de le reprendre dans ses bras, d’essuyer encore les larmes qu’il répandait sur son premier amant. Le rôle étrange qu’elle jouait en ce moment, l’eût fait sangloter à son tour, si elle avait pu trouver des sanglots. Elle fut vraiment dure et impitoyable : aucun regret, aucun attendrissement sur celui