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Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/83

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MADELEINE FÉRAT

— Tu as perdu ton père ? demanda-t-elle de nouveau.

Il fit signe que non. Puis il joignit les mains, et, de cette voix humble des désespérés :

— Mon pauvre Jacques, dit-il en paraissant s’adresser à une ombre que lui seul aurait vue, mon pauvre Jacques, tu ne m’aimeras plus comme tu savais m’aimer… Je t’oubliais ici, je ne pensais même pas à toi quand tu es mort.

Au nom de Jacques, Madeleine, qui essuyait toujours les larmes de son amant, se leva toute droite, frissonnante. Jacques mort ! Cela tomba dans son être avec un choc sourd. Elle resta hébétée, se demandant si ce n’était pas elle qui, sans le savoir, avait tué ce garçon pour en débarrasser sa vie.

— Tu ne le connaissais pas, reprit Guillaume, je ne t’avais jamais parlé de lui, je crois. J’étais ingrat, notre bonheur me rendait oublieux… C’était un cœur d’or, une nature dévouée. Je ne possédais pas d’autre ami en ce monde. Avant de te rencontrer, je ne connaissais qu’une affection, la sienne. Vous étiez les seuls êtres qui m’ayez donné leur cœur. Et je le perds…

Un sanglot l’interrompit. Il continua :

— Au collége, on me battait, c’est lui qui est venu me défendre. Il m’a sauvé des larmes, il m’a offert son amitié et sa protection, à moi, qui vivais comme un paria dans le mépris, dans la moquerie de tous. Lorsque j’étais enfant, je l’adorais comme un dieu, je me serais mis à genoux devant lui, s’il m’avait demandé des prières. Je lui devais tant, je m’interrogeais avec une telle ardeur pour savoir comment je pourrais lui payer un jour ma dette de reconnaissance ! Et je l’ai laissé mourir loin de moi. Je ne l’ai pas assez aimé, je le sens bien.

L’émotion l’étouffa de nouveau. Au bout d’un court silence :

— Et plus tard, reprit-il, que de longues journées passées ensemble. Nous courrions les champs, la main dans la main. Je me souviens d’un matin où nous pê-