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LES ROUGON-MACQUART

salle. On n’apercevait encore que le dos rond de Bordenave, avec son cou de boucher, qui se pliait et se renflait dans une série de saluts obséquieux. Puis, le prince parut, grand, fort, la barbe blonde, la peau rose, d’une distinction de viveur solide, dont les membres carrés s’indiquaient sous la coupe irréprochable de la redingote. Derrière lui, marchaient le comte Muffat et le marquis de Chouard. Ce coin du théâtre était obscur, le groupe s’y noyait, au milieu de grandes ombres mouvantes. Pour parler à un fils de reine, au futur héritier d’un trône, Bordenave avait pris une voix de montreur d’ours, tremblante d’une fausse émotion. Il répétait :

— Si Son Altesse veut bien me suivre… Son Altesse daignerait-elle passer par ici… Que Son Altesse prenne garde…

Le prince ne se hâtait nullement, très intéressé, s’attardant au contraire à regarder la manœuvre des machinistes. On venait de descendre une herse, et cette rampe de gaz, suspendue dans ses mailles de fer, éclairait la scène d’une raie large de clarté. Muffat surtout, qui n’avait jamais visité les coulisses d’un théâtre, s’étonnait, pris d’un malaise, d’une répugnance vague mêlée de peur. Il levait les yeux vers le cintre, où d’autres herses, dont les becs étaient baissés, mettaient des constellations de petites étoiles bleuâtres, dans le chaos du gril et des fils de toutes grosseurs, des ponts volants, des toiles de fond étalées en l’air, comme d’immenses linges qui séchaient.

— Chargez ! cria tout à coup le chef des machinistes.

Et il fallut que le prince lui-même prévînt le comte. Une toile descendait. On posait le décor du troisième acte, la grotte du mont Etna. Des hommes plantaient des mâts dans les costières, d’autres allaient prendre