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Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/241

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ERCKMANN-CHATRIAN

par la gourmandise. Et comme cela est frais, ces radis, ces œufs et ce beurre qui remplacent les déclarations accoutumées sur les fleurs et les étoiles ! Je défie qu’on assiste à cet acte sans se souvenir de matinées pareilles, des matinées où l’on s’est réveillé à la campagne, avec le souci d’aller dénicher les œufs soi-même et de cueillir son dessert aux arbres. Oui, cet amour sent bien la santé, et rien n’est plus joli ni plus hardi à la fois. Il faut aussi que je confesse une faiblesse : le cerisier vrai et l’eau vraie m’ont ravi. Voilà donc la Comédie-Française qui donne la première l’exemple du naturalisme dans les décors. Cet exemple, qui vient de haut, sera suivi, je l’espère.

Nous retrouvons la salle à manger de Fritz, au troisième acte, mais une salle à manger désolée, où l’on ne rit plus, où l’on ne godaille plus. Fritz est malade. Son amour, qu’il tâche d'étouffer, lui coupe l’appétit. Ses amis viennent inutilement le convier, il refuse de les suivre. Enfin, le vieux David l’oblige à prendre une résolution, en lui annonçant qu’il a trouvé un mari pour Suzel, et que son fermier Christel doit lui demander son consentement. Alors, Fritz, qui dans une charmante scène apprend de la jeune fille qu’elle n’aime point le garçon dont il est question, refuse son consentement et se propose lui-même. « M’aimes-tu, Suzel ? » Et la petite répond, en se jetant dans ses bras : « Ah ! oui, monsieur Kobus ! » Cela est tout simplement exquis de franchise et de vérité.

Sans doute, cet acte est le plus pâle des trois. Mais comme le petit drame s’y dénoue d’une façon humaine ! Certaines gens ont trouvé Fritz bien grossier, de témoigner la souffrance de son amour par la perte de l’appétit. Voulait-on qu’il écrivit un sonnet ? La donnée première est suivie jusqu’au bout, avec la plus heureuse logique. Voilà le premier amoureux au théâtre qui souffre de l’amour comme tout le monde en souffre. Il a mal à l’estomac, ce qui est strictement observé. Les amoureux de convention sont bêtes lorsqu’ils mettent la main à leur cœur, car leur cœur reste parfaitement tranquille, dans ces crises de la passion ; tout le malaise se porte à l’estomac. Et remarquez que, d’après la donnée de MM. Erckmann-Chatrian, ce gourmand de Fritz est puni par où il pèche, ce qui est très moral. Le voilà marié et le voilà guéri. Je compte bien que les bons dîners vont recommencer, que Suzel entretiendra en joie la maison, car il faut avoir la poitrine large et la conscience nette pour bien rire et bien manger.

Telle est donc la pièce, toute la pièce. Eh bien, elle a égayé et elle a touché. J’ai entendu rire la salle et je l’ai vue pleurer. Ceux qui prétendraient le contraire seraient de mauvaise foi. Pourquoi nous dit-on, alors, qu’il faut absolument au théâtre des machines compliquées, bâties d’après certaines règles ? Vous le voyez, un joyeux garçon, aimant le plaisir, et une bonne petite fille, adroite et tendre, remuent toute une salle. Il suffit de mettre à la scène une vérité humaine, vieille comme le monde, de l’y mettre dans des conditions de vérité et de nouveauté, pour aussitôt conquérir les spectateurs. Où était, dans l’Ami Fritz, la fameuse scène à faire, le plat dramatique dont l’absence consterne certains critiques ? Elle n’était nulle part, il fallait faire toute l’œuvre, je veux dire qu’il fallait simplement la vivre, sans s’inquiéter de la charpente plus ou moins habile. Pas de pièce et un succès, voilà qui est triomphal.

D’ordinaire, je fais bon marché du succès. Mais, comme les gens qui sont hostiles à mes idées, m’accablent sous le succès des pièces que je trouve médiocres, je veux au moins pour une fois triompher à mon tour. L’Ami Fritz a réussi, cela est hors de doute, dans des conditions particulières où une œuvre moins heureusement conçue serait tombée. Je bats des mains de toutes mes forces. Les adorateurs du succès quand même auront beau démentir leur théorie et prouver au public qu’il a tort, la pièce n’en marchera pas moins bien, et il n’en sera pas moins démontré que l’on peut faire applaudir une œuvre en se moquant de la convention et des règles imposées, en se contentant de tailler dans la vie, et dans la vie la plus vulgaire, trois ou quatre tableaux mis à la scène avec un scrupuleux souci de la nature.

Je n’osais espérer un exemple aussi frappant, et certes je ne comptais guère que cet exemple partirait de la Comédie-Française. Sans doute, je n’exagère pas le triomphe de mes idées. Je sais parfaitement que l’Ami Fritz a réussi grâce au charme du sujet, au côté poétique de cette idylle. Mais il ne faut pas se montrer trop impatient, il me suffit que le naturalisme soit monté sur notre première scène et qu’il y ait planté victorieusement son drapeau.

Songez donc ! un véritable repas à la Comédie-Française, un vrai cerisier avec de vraies cerises, une vraie fontaine avec de la vraie eau ! Mais tous les bonshommes en carton doré de M. de Bornier ont dû en frémir ! Voilà une invasion formidable de la nature. Et ces détails de mise en scène ne sont rien encore. Il faut entendre la langue que parlent les personnages. Ils parlent tout uniment, comme vous et moi. L’amoureux dit qu’il a trop bu, les autres personnages se content leurs petites affaires sans phrases, ainsi que des passants qui se rencontreraient sur un trottoir. Est-ce assez complet ? pouvais-je désirer une épreuve plus décisive ?

Ce qui m’a beaucoup égayé, c’est l’indignation d’une certaine critique contre le style de MM. Erckmann-Chatrian. Le style ! oui, j’ai entendu des gens parler du style, comme si ces gens-là se doutaient du style le moins du monde ! Ils pratiquent couramment l’incorrection, ils sont à genoux devant je ne sais quelle poésie bête et fausse, devant les mièvreries prétentieuses d’écrivains de troisième ordre. Le style, c’est la langue vécue, c’est la force et la grâce obtenues par l’expression juste. Il y a plus de style dans les familiarités de l’Ami Fritz que dans les tirades déclamatoires de toutes les pièces récentes.

Le grand reproche qu’on fait aussi à MM. Erckmann-Chatrian, c’est qu’on mange trop dans leur œuvre. Moi, je trouve qu’on n’y mange pas assez, j’aurais voulu que les trois actes fussent un repas continu. Est-ce que la table n’est pas littéraire, chez nous ? Gargantua est dans le génie de notre nation. Plusieurs de nos pro- vinces, la Touraine, l’Alsace, sont glorieuses par leurs beaux mangeurs. Les légendes nous montrent nos pères attablés, fêtant la vie. Et il