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Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/242

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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

ne serait pas permis d’étaler ce spectacle épique, sous je ne sais quel prétexte de délicatesse de poitrinaire ? Ah ! nous avons assez appauvri le sang des lettres, nous avons montré à la scène assez de personnages nourris de rosée et de confitures, pour réclamer enfin de solides garçons qui travaillent héroïquement des mâchoires !

C’est la revanche. Et voilà pourquoi on ne mange même pas encore assez dans l’Ami Fritz. parce que les personnages y mangent pour tous leurs devanciers, pour les grecs et les romains en bois de la tragédie, pour les chevaliers de tôle du drame romantique, pour les bourgeois chlorotiques des comédies distinguées, pour les milliers de marionnettes qui ont traversé la scène, le ventre plat et la peau vide de muscles. Je voudrais que Fritz se levât avec ses convives, et qu’il portât ce toast : « À la santé de la vie, à la santé des œuvres vivantes ! »


II


Ma grande surprise, après la représentation de l’Ami Fritz, a été que la Comédie-Française eût reçu une œuvre pareille. Maintenant que l’expérience est faite, on peut alléguer le flair de M. Perrin et du comité, en disant que ces messieurs ont prévu le succès. Mais ce qui m’étonne, c’est justement qu’ils aient prévu le succès ; non, certes, que je leur refuse une expérience très grande, car ils se trompent rarement sur la question du succès ; mais parce que l’Ami Fritz sortait des données ordinaires et offrait le danger de monotonie. J’imagine que la pièce n’ait pas été jouée et qu’on lise le manuscrit, on trouvera cela charmant, mais on dira : « C’est bien léger comme intrigue, il faudrait voir la chose à la scène. »

J’ai donc cherché les raisons qui ont pu faire recevoir la pièce, et j’ai trouvé celles-ci. D’abord, elle a l’heureuse chance de se passer en Alsace. M. Perrin et le comité ont dû compter certainement sur l’attendrissement de la salle, en face des costumes alsaciens, de cet intérieur qui devait nous rappeler de si chers et si douloureux souvenirs. La pièce se passerait en Provence ou en Bretagne, elle aurait, à coup sûr, paru plus inquiétante. Ensuite, elle est tendre, je veux dire qu’elle se développe dans un milieu de grande bonhomie, relevée d’une pointe de poésie champêtre. Le théâtre, dès lors, était à l’abri d’une chute brutale ; les bons sentiments font tout accepter. Enfin, l’œuvre présentait deux ou trois épisodes d’un effet certain, entre autres l’épisode du cerisier, l’épisode de la fontaine, et c’étaient là les clous les plus solides auxquels on pouvait à l’avance accrocher le succès.

Tout ceci est pour confesser que le côté naturaliste de l’Ami Fritz a été simplement toléré, et que je ne m’illusionne pas au point de croire qu’on a reçu cette pièce par amour de la vérité dans l’art. D’ailleurs, les arguments ne sont bons que lorsqu’ils sont justes, et c’est pourquoi je veux dégager nettement ma pensée.

L’Ami Fritz est une idylle, pas autre chose. MM. Erckmann-Chatrian ont un sentiment très vif de la nature. Ils ont vécu une vie qu’ils peignent à merveille, en un style excellent de familiarité et de souplesse. Seulement, il ne faut pas leur demander des créations de caractères approfondis. Leurs personnages sont réels, en ce sens qu’ils ont le geste juste, l’intonation juste, l’habillement parfait d’exactitude. Mais ces personnages sont tous taillés sur un même patron d’âme, ils appartiennent à la même famille et ne nous apportent aucun document humain intéressant et nouveau. Imaginez des poupées bonnes filles, qui s’agiteraient dans un décor précis et peint supérieurement.

Eh bien, les personnages de l’Ami Fritz sont de cette famille. Il n’y a pas même une nuance entre eux. Regardez-les de près : ils sont tous bons, tous joyeux, tous honnêtes. Certes, je ne dis pas que le tableau soit faux, il existe sans doute des coins de pays où les habitants ont cette parité de tempérament. Même, si l’on veut, cette simplicité de ressorts est plus près de la vérité terre à terre que les cas particuliers, les êtres à part qui ont des excroissances dans le bien ou dans le mal. Seulement, à s’enfermer dans ce monde si monotone, on perd le bénéfice des études profondes, on ne va pas jusqu’au cœur de l’humanité, on en effleure à peine la peau. L’œuvre, quel que soit le talent avec lequel on la traite, reste moyenne et agréable.

Donc, je n’entends point voir, dans l’Ami Fritz, une œuvre de haute volée, car cela serait une prétention ridicule. En outre, j’ai confessé que les côtés tendres et poétiques, le cadre alsacien qui chatouille notre patriotisme, ont évidemment plus fait pour le succès que les tendances naturalistes de l’ensemble. Mais je vois, dans l’Ami Fritz, une pièce qui a fait accepter beaucoup de vérité, grâce à beaucoup de bonhomie et de poésie, une des tentatives les plus heureuses que le naturalisme pouvait souhaiter pour s’acclimater au théâtre et se faire accepter du peuple. Il était bon de commencer par une dose raisonnable, déguisée dans du sucre.

J’ignore quelles ont pu être les intentions de MM. Erckmann-Chatrian. Il est croyable qu’ils n’ont pas eu les idées révolutionnaires que je leur prête ; je dis révolutionnaires en littérature. Mais cela importe peu. L’Ami Fritz est une de ces œuvres bénies qui font époque, en dehors de la volonté des auteurs, des directeurs et des interprètes. Elles viennent au moment voulu. elles apportent une signification, un symptôme décisif, auquel pas un des collaborateurs n’avait songé. Ceux qui l’ont mûrie et préparée pour le public, ont vu sans doute une pièce patriotique, idyllique, poétique. Et voilà qu’elle éclate comme une pièce réaliste ; voilà qu’elle restera comme un des premiers essais sérieux du naturalisme au théâtre.

Je ne veux pas l’analyser de nouveau. Mais j’insisterai sur son caractère principal, qui est une simplicité absolue de moyens dramatiques. Je suis persuadé que la rénovation naturaliste sera caractérisée par cette simplicité. On comprendra un jour que les intrigues compliquées et forcément mensongères sont d’un effet bien moins puissant que les combinaisons si simples des passions humaines. Un homme qui aime, qui souffre de son amour, qui en sort violemment ou heureusement, sera toujours bien plus dramatique, qu’un personnage jeté dans des aventures inextricables, et dont il ne se tire que par des