Page:Zola - Thérèse Raquin, Lacroix, 1868.djvu/182

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étaient graves, pensifs. Ils éprouvaient depuis le matin des sensations étranges, dont ils ne cherchaient pas eux-mêmes à se rendre compte. Ils s’étaient trouvés étourdis, dès les premières heures, par la rapidité des formalités et de la cérémonie qui venaient de les lier à jamais. Puis, la longue promenade sur les boulevards les avait comme bercés et endormis ; il leur semblait que cette promenade avait duré des mois entiers ; d’ailleurs, ils s’étaient laissés aller sans impatience dans la monotonie des rues, regardant les boutiques et les passants avec des yeux morts, pris d’un engourdissement qui les hébétait et qu’ils tâchaient de secouer en essayant des éclats de rire. Quand ils étaient entrés dans le restaurant, une fatigue accablante pesait à leurs épaules, une stupeur croissante les envahissait.

Placés à table en face l’un de l’autre, ils souriaient d’un air contraint et retombaient toujours dans une rêverie lourde ; ils mangeaient, ils répondaient, ils remuaient les membres comme des machines. Au milieu de la lassitude paresseuse de leur esprit, une même série de pensées fuyantes revenaient sans cesse. Ils étaient mariés et ils n’avaient pas conscience d’un nouvel état ; cela les étonnait profondément. Ils s’imaginaient qu’un abîme les séparait encore ; par moments, ils se demandaient comment ils pourraient franchir cet abîme. Ils croyaient être avant le meurtre, lorsqu’un obstacle matériel se dressait entre eux. Puis, brusquement, ils se rappelaient qu’ils coucheraient ensemble, le soir, dans quelques heures ; alors ils se re-