Page:Zola - Thérèse Raquin, Lacroix, 1868.djvu/219

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ils jouissaient timidement de leurs derniers bonheurs, ils venaient d’un air inquiet et doucereux à la boutique, en se répétant chaque fois qu’ils n’y reviendraient peut-être plus. Pendant plus d’un an, ils eurent ces craintes, ils n’osèrent s’étaler et rire en face des larmes de madame Raquin et des silences de Thérèse. Ils ne se sentaient plus chez eux, comme au temps de Camille ; ils semblaient, pour ainsi dire, voler chaque soirée qu’ils passaient autour de la table de la salle à manger. C’est dans ces circonstances désespérées que l’égoïsme du vieux Michaud le poussa à faire un coup de maître en mariant la veuve du noyé.

Le jeudi qui suivit le mariage, Grivet et Michaud firent une entrée triomphale. Ils avaient vaincu. La salle à manger leur appartenait de nouveau, ils ne craignaient plus qu’on les en congédiât. Ils entrèrent en gens heureux, ils s’étalèrent, ils dirent à la file leurs anciennes plaisanteries. À leur attitude béate et confiante, on voyait que, pour eux, une révolution venait de s’accomplir. Le souvenir de Camille n’était plus là ; le mari mort, ce spectre qui les glaçait, avait été chassé par le mari vivant. Le passé ressuscitait avec ses joies. Laurent remplaçait Camille, toute raison de s’attrister disparaissait, les invités pouvaient rire sans chagriner personne, et même ils devaient rire pour égayer l’excellente famille qui voulait bien les recevoir. Dès lors, Grivet et Michaud, qui depuis près de dix-huit mois venaient sous prétexte de consoler madame Raquin, purent mettre leur petite hypocrisie de côté et venir