Page:Zola - Thérèse Raquin, Lacroix, 1868.djvu/220

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franchement pour s’endormir l’un en face de l’autre, au bruit sec des dominos.

Et chaque semaine ramena un jeudi soir, chaque semaine réunit une fois autour de la table ces têtes mortes et grotesques qui exaspéraient Thérèse jadis. La jeune femme parla de mettre ces gens à la porte ; ils l’irritaient avec leurs éclats de rire bêtes, avec leurs réflexions sottes. Mais Laurent lui fit comprendre qu’un pareil congé serait une faute ; il fallait autant que possible que le présent ressemblât au passé ; il fallait surtout conserver l’amitié de la police, de ces imbéciles qui les protégeaient contre tout soupçon. Thérèse plia ; les invités, bien reçus, virent avec béatitude s’étendre une longue suite de soirées tièdes devant eux.

Ce fut vers cette époque que la vie des époux se dédoubla en quelque sorte.

Le matin, lorsque le jour chassait les effrois de la nuit, Laurent s’habillait en toute hâte. Il n’était à son aise, il ne reprenait son calme égoïste que dans la salle à manger, attablé devant un énorme bol de café au lait, que lui préparait Thérèse. Madame Raquin, impotente, pouvant à peine descendre à la boutique, le regardait manger avec des sourires maternels. Il avalait du pain grillé, il s’emplissait l’estomac, il se rassurait peu à peu. Après le café, il buvait un petit verre de cognac. Cela le remettait complètement. Il disait : « À ce soir » à madame Raquin et à Thérèse, sans ja-