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Page:Zola - Travail.djvu/12

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LES QUATRE ÉVANGILES

Luc s’était arrêté, regardant lui aussi. Il allait être six heures, le jour baissait déjà, par cette humide et lamentable soirée du milieu de septembre. On était au samedi, et depuis le jeudi, la pluie n’avait pas cessé. Elle ne tombait plus, mais un vent impétueux continuait à chasser dans le ciel des nuages de suie, des haillons d’où filtrait un crépuscule sale et jaune, d’une tristesse de mort. La route, sillonnée de rails, aux gros pavés disjoints par les continuels charrois, roulait un fleuve de boue noire, toutes les poussières délayées des houillères prochaines de Brias, dont les tombereaux défilaient sans cesse. Et ces poussières de charbon, elles avaient noirci de leur deuil la gorge entière, elles ruisselaient en flaques sur l’amas lépreux des bâtiments de l’usine, elles semblaient salir jusqu’à ces nuages sombres qui passaient sans fin, ainsi que des fumées. Une mélancolie de désastre soufflait avec le vent, on eût dit que ce crépuscule frissonnant et louche apportait la fin d’un monde.

Comme Luc s’était arrêté à quelques pas de la jeune femme et de l’enfant, il entendit ce dernier qui disait, d’un air avisé et décidé déjà de petit homme :

— Écoute donc, ma grande, veux-tu que je lui parle, moi ? Peut-être que ça le mettrait moins en colère.

Mais la femme répondit :

— Non, non, frérot, ce n’est pas des affaires pour les gamins.

Et ils se remirent à attendre, silencieux, de leur air de résignation inquiète.

Luc regardait l’Abîme. Il l’avait visité, par une curiosité d’homme du métier, lorsqu’il avait une première fois traversé Beauclair, au dernier printemps. Et, depuis les quelques heures qu’un brusque appel de son ami Jordan l’y ramenait, il avait eu des détails sur l’affreuse crise que venait de traverser le pays : une terrible grève de deux mois, des ruines accumulées de part et d’autre,