Page:Zola - Travail.djvu/138

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jeune homme ne contrecarrât son projet, dont il ne s’était d’ailleurs ouvert encore qu’avec prudence. Dès les premières questions, faites d’un air de bonhomie, Luc se méfia, sans tout comprendre ; et il répondit d’une façon évasive :

« Je ne sais rien, voici plus de six mois que je n’ai vu Jordan… Son haut fourneau, mais il va simplement, je pense, en confier la direction à quelque jeune ingénieur de mérite. »

Pendant qu’il parlait, il s’aperçut que Fernande ne le quittait pas des yeux. Nise s’était endormie sur ses genoux, et elle se taisait, très intéressée, comme si elle eût deviné que sa fortune se décidait là, les regards fixés sur ce jeune homme, dans lequel elle avait déjà flairé un ennemi. N’avait-il pas pris parti pour Suzanne, ne les avait-elle pas vus d’accord, les mains unies fraternellement ? Et, maintenant, elle sentait la guerre déclarée, toute sa beauté s’aiguisait en un mince et cruel sourire, dans la volonté de la victoire.

« Oh ! ce que j’en dis, reprit Delaveau, battant en retraite, c’est parce qu’on m’avait conté que Jordan songeait à se renfermer dans ses découvertes… Il en a fait qui sont admirables.

— Admirables ! » répéta Luc, avec une conviction enthousiaste.

La voiture s’arrêta devant la Crêcherie, et il en descendit, remercia, se trouva seul. Il était frémissant, comme soulevé par un grand frisson qui venait des deux journées que le bienfaisant destin lui avait fait vivre, depuis son arrivée à Beauclair. Il avait vu les deux faces de cet exécrable monde, dont la charpenté craquait de pourriture : la misère inique des uns, la richesse empoisonneuse des autres. Le travail, mal payé, méprisé, distribue injustement, n’était plus qu’une torture et une honte, lorsqu’il aurait dû être la noblesse, la santé, le bonheur mê