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LES QUATRE ÉVANGILES

des marteaux-pilons, résonnant comme des cloches, et dont la terre tremblait. Et, plus près, au bord de la route, au fond d’un petit bâtiment, une sorte de cave où le premier Qurignon avait forgé le fer, on entendait la danse violente et acharnée de deux martinets, qui battaient là comme le pouls même du colosse, dont tous les fours flambaient à la fois, dévorateurs de vies.

Dans la brume crépusculaire, roussâtre et si désespérée, qui noyait peu à peu l’Abîme, pas une lampe électrique n’éclairait encore les cours. Aucune lumière ne luisait aux fenêtres poussiéreuses. Seule, sortant d’une des grandes halles, par un portail béant, une flamme intense trouait l’ombre, d’un long jet d’astre en fusion. Ce devait être un maître puddleur qui venait d’ouvrir la porte de son four. Et rien autre, pas même une étincelle perdue, ne disait l’empire du feu, le feu grondant dans cette ville assombrie du travail, le feu intérieur dont elle était tout entière embrasée, le feu dompté, asservi, pliant et façonnant le fer comme une cire molle, donnant à l’homme la royauté de la terre, depuis les premiers Vulcains qui l’avaient conquis.

Mais l’horloge du petit beffroi, dont la charpente surmontait le bâtiment de l’administration, sonna six heures. Et Luc entendit de nouveau l’enfant pauvre disant de sa voix claire :

— Écoute donc, ma grande, les voilà qui vont sortir.

— Oui, oui, je sais bien, répondit la jeune femme. Tiens-toi tranquille. 

Dans le mouvement qu’elle avait fait pour le retenir, le lainage en loques était un peu écarté de sa face, et Luc resta surpris de la délicatesse de ses traits. Elle n’avait sûrement pas vingt ans, des cheveux blonds en désordre, une pauvre petite figure mince qui lui parut laide, avec des yeux bleus meurtris de larmes, une bouche pâle,