Page:Zola - Travail.djvu/161

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Comme Jordan l’avait dit, les Morfain étaient de père en fils maîtres fondeurs à la Crêcherie. Le grand-père avait aidé à la fondation, le petit-fils surveillait encore les coulées, après plus de quatre-vingts ans de règne ininterrompu ; et cela lui donnait une fierté, ainsi qu’un titre irrécusable de noblesse. Il y avait quatre ans déjà que sa femme était morte, laissant un garçon de seize ans et une fille de quatorze. Le garçon s’était mis tout de suite au travail du haut fourneau, la fille avait pris soin des deux hommes, faisant la soupe, balayant, en bonne ménagère. Et cela durait, elle avait dix-huit ans, son frère en avait vingt, le père regardait tranquillement sa race continuer, attendant de transmettre le haut fourneau à son fils, comme son père le lui avait transmis.

« Ah ! vous êtes là, Morfain, dit Jordan, lorsqu’il eut poussé la porte, que fermait un simple loquet. Je rentre, j’ai voulu avoir des nouvelles. »

Dans ce creux de roche, éclairé d’une petite lampe fumeuse, le père et le fils, attablés, mangeaient une soupe, avant la veillée ; tandis que la fille les servait, debout derrière eux. Et leurs grandes ombres semblaient emplir la pièce, toute grave des longs silences qu’ils gardaient d’habitude.

D’une voix grosse et lente, Morfain répondit :

« Nous avons eu une vilaine histoire, monsieur Jordan. Mais j’espère bien qu’on va être tranquille. »

Il s’était mis debout, ainsi que son fils ; et il se tenait entre le garçon et la fille, tous les trois géants, si forts, si hauts de taille, que leurs fronts touchaient presque la voûte basse, la pierre brute et enfumée qui servait de plafond. On aurait dit trois revenants des époques disparues, toute une famille des rudes ouvriers dont l’effort séculaire avait, au travers des âges, dompté la nature.

Luc, surpris, regardait Morfain, ce colosse, un des Vulcains d’autrefois, vainqueurs du feu. La tête énorme,