Page:Zola - Travail.djvu/167

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qu’au moment de la coulée, en voyant les laitiers sortir en une bouillie épaisse, déjà noire… Et vous comprenez ma peur, car je me souvenais de notre malheur d’il y a dix ans, lorsqu’il a fallu démolir tout un coin du fourneau, après une histoire pareille. »

Jamais il n’avait tant parlé. Sa voix tremblait, au souvenir de l’accident ancien, car il n’est point de plus terrible maladie que ces coups de froid, qui laissent le charbon s’éteindre, qui solidifient le minerai en une roche compacte. Le cas est mortel, lorsqu’on ne parvient pas à rallumer le brasier. De proche en proche, toute la masse se refroidit, finit par faire corps avec le fourneau lui-même ; et il n’y a plus qu’à démolir celui-ci, à l’abattre comme un vieux donjon comblé de pierres, désormais inutile.

« Et qu’avez-vous fait ? » demanda Jordan.

Mais Morfain ne répondit pas tout de suite. Il avait fini par aimer le monstre dont les coulées de lave ardente lui avaient brûlé la face, depuis plus de trente années. C’était un géant, un maître, le dieu du feu qu’il adorait, courbé sous la rude tyrannie du culte qu’il avait dû lui rendre dès son âge d’homme, pour manger son pain de chaque jour. Et, sachant à peine lire, n’ayant pas même été touché par l’esprit nouveau qui soufflait, il était sans révolte, il acceptait le dur servage, il tirait une vanité de ses bras robustes, de son combat de chaque heure avec la flamme, de sa fidélité à ce colosse accroupi, dont il soignait les digestions, sans jamais s’être mis en grève. Et il avait fait ainsi sa passion de son dieu barbares et terrible, sa foi en lui s’était trempée d’une sourde tendresse, il restait tout frémissant du mal dangereux d’où il venait de le tirer, dans un effort d’extraordinaire dévouement.

« Ce que j’ai fait ? dit-il enfin. J’ai commencé par tripler les charges de charbon, puis, j’ai tâché de dégager