Page:Zola - Travail.djvu/194

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Alors, dans sa rêverie, Luc reprit lentement, comme s’il pensait tout haut :

« Il suffirait de convaincre l’homme de cette vérité, que le plus de bonheur possible de chacun est dans le plus de bonheur réalisé de tous. »

Mais Hermeline et l’abbé Marle se mirent à rire.

« Bonne besogne ! dit ironiquement l’instituteur, vous commencez, pour réveiller les énergies, par détruire l’intérêt personnel. Expliquez-moi donc, lorsqu’il ne travaillera plus pour lui, quel levier déterminera l’homme à l’action ? L’intérêt personnel est le feu sous la chaudière, on le trouve à la naissance de chaque œuvre. Et vous l’anéantissez, vous commencez par châtrer l’homme de son égoïsme, vous qui le voulez avec tous ses instincts… Sans doute comptez-vous sur la conscience, sur l’idée de l’honneur et du devoir ?

— Je n’ai pas besoin d’y compter, répondit Luc de son même air tranquille. D’ailleurs, l’égoïsme, tel que nous l’avons entendu jusqu’ici, nous a donné une société si effroyable, ravagée de tant de haines et de souffrances, qu’il serait vraiment permis d’essayer d’un autre facteur. Mais je vous répète que j’accepte l’égoïsme, si vous entendez par là le très légitime désir, le besoin invincible que nous avons tous du bonheur. Loin de détruire l’intérêt personnel, je le renforce en le précisant, en en faisant ce qu’il doit être, pour créer la Cité heureuse, où le bonheur de tous réalisera le bonheur de chacun ; et il nous suffira d’être convaincus que c’est travailler pour nous que de travailler pour les autres ; L’injustice sociale sème la haine éternelle, récolte l’universelle souffrance. Et voilà pourquoi une entente est nécessaire une réorganisation du travail basée sur cette vérité certaine que la somme la plus haute de nos félicités sera faite un jour de toutes les félicités, à tous les foyers de nos voisins. »

Hermeline ricanait, et l’abbé Marle intervint encore.