Page:Zola - Travail.djvu/204

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naïve. Et, peut-être, mon dédain de la politique vient-il de quelque sourd remords, l’ignorance où je veux vivre des affaires publiques de mon pays… Mais, très sincèrement, je crois que je suis un bon citoyen tout de même, en m’enfermant dans mon laboratoire, chacun sert la nation avec la faculté qu’il apporte. Et les vrais révolutionnaires voyez-vous, les vrais hommes d’action, ceux qui font pour demain le plus de vérité, le plus de justice, ce sont à coup sûr les savants. Un gouvernement passe et tombe, un peuple grandit, resplendit, puis décroît, qu’importe ! les vérités de la science se transmettent, s’accroissent toujours, font toujours plus de lumière et plus de certitude. Le recul d’un siècle ne compte pas, la marche en avant reprend quand même, l’humanité va au savoir, malgré les obstacles. Objecter qu’on ne saura jamais tout est une sottise, il s’agit de savoir le plus possible, pour arriver au plus de bonheur possible. Et, dès lors, je le répète, combien sont négligeables les cahots politiques qui passionnent les nations ! Tandis qu’on met le salut du progrès dans le maintien ou la chute d’un ministère, c’est le savant qui est le véritable maître de demain, le jour où il éclaire la foule d’une étincelle nouvelle de vérité. Toute l’injustice cessera lorsque toute la vérité sera. »

Il y eut un silence. Sœurette avait posé la plume, et elle écoutait maintenant. Après avoir rêvé quelques secondes, Jordan reprit, sans transition apparente :

« Le travail, ah ! le travail, je lui dois d’avoir vécu. Vous voyez quel pauvre petit être chétif je suis, je me souviens que ma mère devait m’envelopper dans des couvertures, les jours de grand vent ; et c’est pourtant elle qui m’a mis au travail, comme à un régime certain de bonne santé. Elle ne me condamnait pas à des études écrasantes, vrais bagnes où l’on torture les intelligences en formation. Elle me donnait l’habitude d’un labeur régulier, varié sans cesse, attrayant. Et c’est ainsi que j’ai appris à travailler,