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TRAVAIL

Vivement, Josine avait ramené Nanet contre elle. Et tous deux restèrent là, plantés dans la boue noire, grelottants de leur désastre, tandis que les deux ouvriers continuaient leur route, disparaissaient au milieu des ténèbres accrues, du côté de Beauclair, dont les lumières commençaient à s’allumer une à une. Bourron, brave homme au fond, avait eu un mouvement pour intervenir ; puis, par forfanterie, sous l’ascendant du camarade beau mâle et noceur il avait laissé faire. Et Josine, après avoir hésité un instant, s’être demandé à quoi bon les suivre, se décida, quand ils eurent disparu, s’entêta en désespérée. Lentement, elle descendit derrière eux, traînant son petit frère par la main, filant le long des murs, prenant toutes sortes de précautions, comme s’ils avaient pu la voir et la battre, pour l’empêcher de s’attacher à leurs pas.

Luc, indigné, avait failli se jeter sur Ragu et le corriger. Ah ! cette misère du travail, l’homme changé en loup par la besogne écrasante, injuste, par le pain si dur à gagner et que la faim dispute ! Pendant les deux mois de grève, on s’était arraché les miettes, dans l’exaspération vorace des querelles quotidiennes ; puis, au jour de la première paye, l’homme courait à l’étourdissement de l’alcool retrouvé, laissait dehors la compagne de souffrance, femme légitime ou fille séduite. Et Luc revivait les quatre années qu’il venait de passer déjà dans un faubourg de Paris, dans une de ces grandes bâtisses empoisonnées, où la misère ouvrière sanglote et se bat à tous les étages. Que de drames il avait vus, que de douleurs il avait tenté vainement d’apaiser ! L’effrayant problème des hontes et des tortures du salariat s’était souvent posé à lui, il avait sondé à fond l’iniquité atroce, l’effroyable chancre qui achève de ronger la société actuelle, passant des heures de fièvre généreuse à rêver au remède, se brisant toujours contre le mur