Page:Zola - Travail.djvu/231

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victime, la seule qu’il plaignait vraiment d’être dans cette maison aux charpentes pourries, dont les plafonds finiraient par s’effondrer un soir. Il avait dû cesser des relations qui étaient bien chères à son cœur, il ne fréquentait plus la Guerdache, il en connaissait les seules nouvelles que le hasard lui apportait. Tout semblait y marcher de mal en pis, les folles exigences de Fernande s’aggravaient, sans que Suzanne trouvât d’autre énergie que celle du silence, réduite à fermer les yeux par la crainte d’un scandale. Et Luc l’ayant rencontrée dans une rue de Beauclair, tenant son petit Paul par la main, elle l’avait regardé d’un long regard, où se lisaient sa peine et l’amitié qu’elle lui gardait, malgré la lutte désormais meurtrière qui séparait leurs deux existences.

Aussi, dès qu’il eut reconnu Fauchard, Luc se tint-il sur la défensive, ayant pour tactique d’éviter tout conflit inutile avec l’Abîme. Il acceptait bien les ouvriers qui lui arrivaient de l’usine voisine, mais il ne voulait pas avoir l’air de les attirer. Les camarades décidaient seuls de leur admission. Et, comme Bonnaire lui avait déjà parlé de Fauchard plusieurs fois, il affecta de croire que celui-ci se faisait embaucher.

«  Ah  ! c’est vous, mon ami, vous venez voir si vos anciens compagnons veulent vous faire une place.  »

L’ouvrier arracheur, hébété, repris de doute, incapable d’une résolution, se mit à bégayer des phrases sans suite. Toute nouveauté l’effrayait, dans sa routine et son aveuglement de bête de manège. On avait à ce point tué en lui l’initiative, qu’en dehors du geste accoutumé, il ne savait plus agir, envahi d’une terreur d’enfant. Cette usine nouvelle, ces grandes halles propres et claires l’émotionnaient, comme un domaine redoutable, où il ne pourrait vivre. Et il n’éprouvait plus que la hâte de rentrer dans son enfer noir et douloureux. Ragu l’avait plaisanté  : à quoi bon changer de maison, quand rien n’était sûr ?