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Page:Zola - Travail.djvu/26

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inavouée des maîtres, suant de leur victoire, derrière les épais rideaux des maisons oisives. La foule noire des travailleurs, des meurt-de-faim, défilait toujours, se bousculait, se taisait, la tête basse.

Tout en continuant sa flânerie, Luc se mêlait aux groupes, s’arrêtait, écoutait, étudiait. Et il fit ainsi une halte devant une grande boucherie, largement ouverte au plein air de la rue, et dont les becs de gaz flambaient, parmi les viandes saignantes. Dacheux, le maître boucher, un gros homme apoplectique, aux gros yeux à fleur de tête, dans une face courte et rouge, était là, sur le seuil, à surveiller la marchandise, empressé avec les bonnes des maisons cossues, soupçonneux dès qu’une ménagère pauvre entrait. Depuis un instant, il guettait, à la porte, une grande blonde mince, l’air misérable, pâle et dolente, d’une jeunesse couperosée, flétrie déjà, qui traînait un bel enfant de quatre à cinq ans, et qui avait au bras un lourd panier, d’où sortaient les goulots de quatre litres. Il avait reconnu la Fauchard, qu’il était las de décourager dans ses continuelles demandes de petits crédits. Et, comme elle se décidait à entrer, il lui barra presque le passage.

« Que voulez-vous encore, vous ?

— Monsieur Dacheux, bégaya Natalie, si c’était un effet de votre bonté… Vous savez que mon mari est rentré à l’usine, il touchera demain matin un acompte. Alors, M. Caffiaux a bien voulu m’avancer les quatre litres que j’ai là ; et, si c’était un effet de votre bonté, monsieur Dacheux, de m’avancer un peu de viande, rien qu’un peu de viande.

Le boucher s’emporta, tempêta, dans le flot de sang qui lui monta au visage.

« Non, je vous ai déjà dit que non !… Votre grève, elle a failli me ruiner. Comment serais-je assez bête pour être avec vous autres ? Il y en aura toujours de trop des