Page:Zola - Travail.djvu/47

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Au bout du pont, la rive s’abaissait, et un banc était là, dans l’ombre d’une palissade, en face de l’Abîme, fumant et soufflant à l’autre bord de la rivière. Luc s’était heurté à la palissade, lorsqu’il entendit les rires du gamin se changer en cris et en larmes. Et il s’orienta enfin, il comprit, en apercevant Josine étendue sur le banc, épuisée, évanouie. C’était là qu’elle était venue tomber de faim et de souffrance, laissant repartir son petit frère, n’ayant pas même bien saisi ce qu’il complotait, dans sa hardiesse d’enfant du pavé. L’enfant la retrouvait toute froide, comme morte, et il se désespérait, avec de gros sanglots.

« Oh ! ma grande, réveille-toi ! Faut manger, mange donc puisqu’il y en a maintenant, du pain ! »

Des larmes aussi étaient montées aux yeux de Luc. Tant de misère, une si affreuse destinée de privations et de douleurs, pour des êtres si faibles, si braves et si charmants ! Il descendit vivement jusqu’à la Mionne, trempa son mouchoir, revint l’appliquer sur les tempes de Josine. La nuit, tragique, n’était heureusement pas roide. Il prit ensuite les mains de la jeune femme, les frotta, les ranima dans les siennes ; et elle soupira enfin, elle parut se réveiller d’un rêve noir. Mais, dans l’accablement de sa longue inanition, rien ne l’étonna, il lui sembla tout naturel que son frère fût là, avec ce pain, et qu’il fût accompagné de ce grand et beau monsieur qu’elle reconnaissait. Peut-être comprit-elle que c’était le monsieur qui avait apporté le pain. Ses pauvres doigts affaiblis ne pouvaient en briser la croûte. Il fallut qu’il l’aidât, il rompait lui-même le pain en petits morceaux, les lui passait un à un, lentement, pour qu’elle ne s’étouffât pas, dans sa hâte à calmer la faim atroce qui l’étranglait. Alors, tout son triste corps, si fluet, se mit à trembler, et elle pleura, elle pleura sans fin, mangeant toujours, trempant chaque bouchée de ses larmes, d’une