Page:Zola - Travail.djvu/51

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Et Luc, les yeux emplis de cette vision, le cœur meurtri par le destin de cette Josine, si abandonnée, si misérable, sur ce banc, à son côté, se disait qu’en cette malheureuse retentissait toute la débâcle du travail mal organisé, déshonoré, maudit. C’était à cette suprême souffrance, à ce sacrifice humain de la triste enfant, que toute sa soirée aboutissait, les désastres de la grève, les cœurs et les cerveaux empoisonnés de haine, les duretés égoïstes du négoce, l’alcool devenu l’oubli nécessaire, le vol légitimé par la faim, toute la vieille société craquant sous l’amas de ses iniquités. Et il entendait encore la voix de Lange prophétisant la catastrophe finale qui emporterait ce Beauclair pourri et pourrisseur. Et il revoyait surtout les pâles filles errantes du trottoir, cette chair à plaisir des villes industrielles, ce gouffre dernier de la prostitution où le chancre du salariat jette les jolies ouvrière des fabriques. N’était-ce point là que Josine allait ? Séduite, puis poussée à la rue, puis ramassée par les ivrognes, la pente descendait vite à la boue. Il la sentait une soumise, une amoureuse, une de ces tendresses adorables qui sont à la fois le courage et la récompense des forts. Et la pensée de l’abandonner sur ce banc, de ne pas la sauver du destin mauvais, le souleva d’une telle révolte qu’il n’aurait plus vécu, s’il ne lui avait pas tendu une main secourable et fraternelle.

« Voyons, vous ne pouvez pourtant pas coucher ici, avec cet enfant. Il faut que cet homme vous reprenne. Nous verrons après… Où demeurez-vous ?

— Près d’ici, dans le vieux Beauclair, rue des Trois-Lunes. »

Elle lui expliqua les choses. Ragu habitait un petit logement de trois pièces, dans la même maison qu’une sœur à lui, Adèle, que tout le monde nommait la Toupe, sans qu’on sût bien pourquoi. Et elle soupçonnait que, si