Page:Zola - Travail.djvu/537

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roi, et que ce peuple était un peuple d’esclaves travaillant à son intention, amassant d’incalculables richesses dont il disposait à sa guise, pour son unique jouissance. Lorsque la vieille société croulait, l’idée du capital, en lui, avait résisté, debout quand même, et il demeurait le capitaliste fou, le capitaliste dieu, qui, possesseur de tous les capitaux de la terre, avait réduit tous les autres hommes à n’être plus que ses esclaves, les misérables artisans de son bonheur égoïste.

Luc trouva Boisgelin sur le seuil de la maison, habillé déjà, avec le soin correct qu’il continuait à prendre de sa personne. À soixante-dix ans, il restait le bellâtre de vaniteuse allure, la face rasée, le monocle à l’œil. Seuls, le regard vacillant, la bouche molle, disaient l’effondrement intérieur. Un jonc à la main, un chapeau luisant posé légèrement sur l’oreille, il voulait sortir.

«  Comment  ! déjà levé, déjà en course  ! s’écria Luc, qui affecta un air de belle humeur.

— Mais il le faut bien, mon cher, répondit Boisgelin, après un silence, en l’examinant d’un regard soupçonneux. Tout le monde me trompe, comment voulez-vous que je dorme tranquille, avec les millions par jour que mon argent me rapporte et que me gagne ce peuple d’ouvriers  ? Je suis forcé de me rendre compte, de voir comment les choses se passent, afin d’éviter le coulage de centaines de mille francs à l’heure.  »

Suzanne fit à Luc un signe désespéré. Puis, elle intervint.

«  Moi, je lui conseillais de ne pas sortir aujourd’hui. À quoi bon tout ce tracas  ?   »

Son mari la fit taire.

«  Ce n’est pas seulement l’argent d’aujourd’hui qui me préoccupe, c’est tout cet argent amassé, ces milliards que les millions quotidiens viennent encore grossir chaque soir. Je finis par ne plus me reconnaître, par ne plus