Page:Zola - Travail.djvu/536

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d’inspection, une petite besogne de contrôle, dans les magasins généraux. Mais l’homme qui n’a jamais rien fait de ses dix doigts oisif de naissance, ne dispose plus de sa volonté, ne peut plus se plier à une règle, à une méthode. Boisgelin dut constater bientôt qu’il était incapable d’une occupation suivie. Son cerveau fuyait, ses membres cessaient d’obéir, il était pris de somnolence, d’anéantissement. Il souffrait trop de cette impuissance affreuse, il se laissa retomber peu à peu au vide de son existence ancienne, aux journées de fainéantise, toutes passées dans la même inutilité. Seulement, il n’avait plus l’étourdissement du plaisir et du luxe, il fut envahi d’un ennui morne, immense, sans cesse accru, dont rien ne le tirait. Et il acheva de vieillir ainsi dans la stupeur, dans l’hébétement des choses imprévues, extraordinaires, qui se passaient autour de lui, comme s’il était tombé sur une autre planète.

«  Est-ce qu’il a des crises de violence  ? demanda Luc à Suzanne.

— Oh  ! non, répondit-elle. Il est simplement très sombre, très soupçonneux, et mon inquiétude vient de ce que sa folie le reprend.  »

La raison de Boisgelin, en effet, semblait s’être obscurcie, à la suite de la vie oisive qu’il traînait, au travers de cette Cité d’activité et de travail. Du matin au soir, on le rencontrait, tel que le fantôme de la paresse, blême, effaré, errant par les rues vivantes, par les écoles en rumeurs, par les ateliers retentissants, obligé de se garer à chaque pas, sous la menace d’être submergé et emporté. Lui seul ne faisait rien, tandis que tous les autres s’employaient, s’empressaient, débordants de la joie et de la santé de l’action. Il ne s’était pas acclimaté, il s’était détraqué, au milieu de ce monde nouveau, et sa folie fut de croire, peu à peu, en se voyant seul à ne pas travailler, parmi ce peuple de travailleurs, qu’il était le maître, le