Page:Zola - Travail.djvu/633

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inaltérable, d’une intelligence restée entière, tout jeune, comme il le disait en riant, sans ces maudites jambes, qui devenaient de plomb. Et, de même, Sœurette ne quittait pas son frère Jordan, toujours à la besogne dans son laboratoire, où il couchait maintenant, d’où il ne sortait plus. Il était l’aîné de Luc de dix années, ses quatre-vingt-dix ans avaient gardé l’activité lente et méthodique à laquelle il devait son œuvre immense, sans cesse sur le point d’expirer, et d’une telle logique, d’une telle volonté raisonnée au travail, qu’il travaillait encore, lorsque, depuis longtemps déjà, les ouvriers les plus solides de sa génération dormaient sous la terre.

Il l’avait répété souvent, de sa petite voix faible  :

«  Ceux qui meurent, c’est qu’ils le veulent, et l’on ne meurt pas, tant qu’on a quelque chose à faire. Je me porte très mal, mais je vivrai quand même très vieux, je mourrai seulement le jour où mon œuvre sera finie… Vous verrez, vous verrez  ! Je le saurai bien, et je vous avertirai mes bons amis, en vous disant  : «  Bonsoir, ma journée est faite, je vais dormir.  »

Jordan travaillait donc toujours, parce qu’il n’avait pas, selon lui, achevé son œuvre. Il vivait enveloppé dans ses couvertures, il buvait tiède afin de ne pas s’enrhumer, il prenait de longs repos, à demi couché sur une chaise longue, entre les rares heures qu’il pouvait donner à ses recherches. Mais deux ou trois heures, ainsi conquises, lui suffisaient, pour accomplir une besogne considérable, tant il apportait à son effort de méthode, de réalisation utile et certaine. Et Sœurette, très attentive, d’une abnégation absolue, intervenait là, telle qu’un autre lui-même, était à la fois l’infirmière, le secrétaire, l’aide de laboratoire, sans permettre à personne d’approcher son frère. Les jours où il avait les mains trop faibles, impuissantes à l’action, elle exécutait sa pensée,