Aller au contenu

Page:Zola - Travail.djvu/662

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

s’occupant, la journée entière. Depuis longtemps, elle ne semblait plus vieillir, toute menue, comme rapetissée encore, mais embellie certainement par la douce vieillesse. Jadis si noire, si maigre, si disgraciée, elle était devenue une exquise petite vieille, une souris blanche, avec des yeux de lumière. Dans la crise affreuse de son amour pour Luc, dans sa douleur d’aimer et de ne pas

être aimée, son bon frère Jordan lui avait bien dit qu’elle se résignerait, qu’elle ferait au bonheur des autres le sacrifice de sa passion. Et elle s’était en effet résignée chaque jour davantage, son renoncement avait fini par être une pure joie, une force de divine allégresse. Elle aimait toujours Luc, elle l’aimait dans chacun de ses enfants et de ses petits-enfants, dont elle aidait Josine à s’occuper. Elle l’aimait toujours, et d’un amour de plus en plus profond, dégagé de tout égoïsme, flamme chaste, brûlante de fraternité et de maternité. Les soins délicats, les réconforts discrets dont elle avait comblé son frère, elle les donnait maintenant à son ami, elle veillait sans cesse, pour lui faire de chaque heure un délice. Et tout son bonheur était là, sentir combien il l’aimait lui-même, finir un siècle dans cette amitié passionnée, aussi douce que l’amour.

Suzanne, âgée de quatre-vingt-huit ans, était l’aînée, la sérieuse et la vénérable. De taille mince, elle demeurait droite, avec son tendre visage, dont le seul charme, autrefois déjà, était dans la bonté, la raison solide et indulgente. Mais elle ne marchait plus guère, ses yeux secourables disaient seuls son besoin de s’intéresser aux autres, de se dépenser en bonnes œuvres. D’ordinaire maintenant, elle restait assise près de Luc, elle lui tenait compagnie, pendant que les deux autres, Josine et Sœurette, s’empressaient, trottaient sans bruit. Elle aussi l’avait tant aimé, aux heures tristes de sa jeunesse, d’un amour consolateur, longtemps ignoré d’elle-même  ! Tout entière, elle