Page:Zola - Travail.djvu/91

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s’attendrissait.

Pauvre fille ! elle était la victime du milieu, elle n’aurait jamais cédé à ce Ragu, sans l’écrasement, sans la perversion de la misère ; et de quel labour profond il faudrait retourner l’humanité, pour que le travail redevînt un honneur et une joie, pour que l’amour sain et fort pût refleurir, dans la grande moisson de vérité et de justice ! En attendant, le mieux était évidemment que la triste fille restât avec ce Ragu, s’il voulait bien ne pas trop la maltraiter. Au ciel, le vent de tempête avait cessé, des étoiles apparaissaient, entre les lourds nuages immobiles. Mais quelle nuit noire, et dans quelle mélancolie immense les ténèbres noyaient le cœur !

Puis, tout d’un coup, Luc déboucha sur la berge de la Mionne près du pont de bois. En face de lui, l’Abîme, toujours en travail, grondait sourdement, avec la danse claire des martinets, que coupaient les coups plus profonds des marteaux-cingleur. Des feux par moments trouaient l’ombre, de grandes fumées livides faisaient à l’usine un horizon d’orage, en passant au travers des rayons électriques. Et cette vie nocturne du monstre, où les fours ne s’éteignaient jamais, lui fit revoir le travail meurtrier imposé ainsi qu’en un bagne, payé surtout de défiance et de mépris. La belle figure de Bonnaire passa, il l’aperçut tel qu’il l’avait laissé, dans la pièce assombrie, terrassé comme un vaincu devant l’avenir incertain. Ensuite, sans transition, ce fut un autre souvenir de la soirée, le profil perdu de Lange, le potier, jetant sa malédiction avec la véhémence d’un prophète, annonçant la destruction de Beauclair, sous l’amas de ses crimes. Mais, à cette heure, Beauclair, terrorisé, s’était endormi, n’était plus, à l’entrée de la plaine, qu’une masse confuse, ténébreuse, où ne luisait pas une lumière. Et il n’y avait toujours que l’Abîme, avec sa vie d’enfer sans répit, où roulaient de continuels bruits de foudre,