Pages intimes 1914-1918/26

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Des presses de Vromant & Co, imprimeurs (p. 64-68).

MONOLOGUE


________________________… intrinsecus autem sunt
______________________lupi rapaces.
________________________(sec. Matthaeum, 7.)


Puisqu’on nous condamne au silence
Et que d’écrire on nous défend,
Qu’on proscrit toute confidence
Entre la mère et son enfant,
Qu’un simple mot : Je vis — Je t’aime,
Est tenu pour intempestif,
Je parlerai comme à soi-même
Parle en secret l’amour captif.

Je coucherai sur cette feuille
L’excès des maux dont on nous plaint ;
Que l’oppresseur ou non le veuille,
J’épancherai mon cœur trop plein ;
Qu’il nous ligotte et nous baillonne,
D’autres chemins nous sont ouverts,
La main pesant sur ma personne
Est impuissante sur mes vers.

Sait-on le mal qui nous torture ?
Sont-ce leurs déprédations,
Leurs cruautés contre nature,
La faim et les privations ?
Nos champs, nos bois que l’on ravage
Et nos foyers que l’on éteint,
Et les chômeurs en esclavage
Déportés au chantier lointain ?


Sont-ce les vols et les rapines
Dans les recoins de nos maisons,
Jusqu’aux cuivres de nos cuisines,
Jusqu’aux brebis et leurs toisons ?
Est-ce l’argus dont l’artifice
Tient l’innocent sous les verrous ?
L’exil, la mort dont leur justice
Frappe les meilleurs d’entre nous ?


L’émoi dans l’attente d’un signe,
D’un mot qu’on espère et qu’on craint
Dépêché du front de nos lignes
Et qu’intercepte un mur d’airain ?
La trame machiavélique
Ourdie insidieusement
Qui nous prépare deux Belgique,
L’une au Wallon, l’autre au Flamand ?

Tout ce torrent de barbarie
Ne fait que déposer au cœur
De l’insubmersible patrie,
Comme un vase, une rancœur,
Une incommensurable haine,
Et notre deuil même, le deuil,
S’il exaspère notre peine,
Ajoute encore à notre orgueil.


Sous ces tourments l’âme respire
Toujours invulnérable ; mais
Le mal de tous nos maux le pire,
Dont le pareil ne fut jamais,
Le mal engendrant la souffrance
Qu’on ne dira jamais assez,
C’est le regret, la souvenance
Des jours bénis, des jours passés.


Jours d’incomparable fortune,
De paix et de fraternité,
Où le forum et la tribune
Retentissaient en liberté,
Où, sur l’Arcade, le quadrige
Que vers les Champs-Elyséens
La main d’un jeune dieu dirige
Nous présageait d’heureux destins.

La science habitait encore
Au sein des universités
Que l’Allemagne déshonore
En les ouvrant à des ratés.
Le Flamand qu’on la voit défendre
Sous le couvert de son drapeau
N’est pas le fier Lion de Flandre,
C’est un loup fourré dans sa peau.


Flore et Pomone et leur compagne
Cérès figuraient sur nos chars
Les richesses de nos campagnes,
Les vertus de nos campagnards.
Et de leur corne d’abondance
Ruisselaient épis et primeurs,
Tout ce qu’un sol heureux dispense
Fécondé par nos laboureurs.


Dans sa chaumière et dans son home
Chacun était maître chez soi ;
L’ordre régnait dans le Royaume
Sous un prince gardien des lois.
Ah ! Prince épique, roi sans terre,
Paré pour l’immortalité,
Quand tu promènes, solitaire,
Sur les grèves, ta majesté,

Que tu revis par la pensée
Les jours où ton peuple insoumis
Dans sa fortune insurpassée
Ne connaissait pas d’ennemis,
Et que le flot gonflé de bave
Déferle en grondant sous tes pas,
Au spectacle de nos épaves
Ton cœur ne s’amollit-il pas ?


Non… impassible sous la houle
Le promeneur silencieux
Par dessus le flot qu’il refoule
Élève son regard aux cieux.
Ainsi notre âme endolorie,
Mais qui jamais ne chancela,
Se tourne vers l’Etoile et prie :
Libéra nos, Maris Stella !